dimanche 18 décembre 2011

Deux dans un a-censeur

A qui n’est-il jamais arrivé de se retrouver tête-à-tête avec un(e) inconnu(e) dans un ascenseur, ou tout autre lieu public dont le confinement empêche les deux individus en question d’ignorer que, davantage que deux « je » juxtaposés, ils forment un « nous » provisoire mais incontournable ? Salle ou file d’attente, banc public, taxi partagé, bus, train ou avion : autant de lieux d’attente et d’impatience qui, par l’absence même d’activité qui caractérise leur fréquentation, semblent nous forcer à combattre l’oisiveté par le verbe.
Extrait du clip 'En apesanteur' de Calogero
"Une force invisible nous somme de parler, une tension de moins en moins surmontable s’installe."
L'inconnu(e) de l'ascenseur
Notre condition humaine revient soudain à la surface quand le bouillonnement aveuglant et déculpabilisant de la société s’estompe à la faveur du silence de l’attente à deux. Nous nous sentons comme obligés de briser le silence, comme si notre reconnaissance mutuelle d’humanité nous portait implacablement à la communication, comme deux aimants qui s’attireraient. Comme si le fait même de nous savoir tous deux dotés de la faculté de parole nous imposait d’en faire usage – admettons-le, l’effet est rarement la même ampleur avec un animal… Cette irrépressible et étrange injonction de communication se manifeste de la même façon quand nous rencontrons un compatriote à l’étranger, une connaissance « de vue » dans un lieu inhabituel.
Pourtant, la plupart du temps, nous ne disons rien. Nous ignorons hypocritement la situation, et la gêne grandit. Une force invisible nous somme de parler, une tension de moins en moins surmontable s’installe. Nous tentons parfois de la désamorcer avec un sourire, un geste, une maladresse, voire même un mot ou deux, mais elle en ressort renforcée, car le silence subséquent n’en devient que plus tendu : c’est en effet immédiatement après la présence que l’absence est la plus douloureuse.

Si par hasard un tiers vient troubler le tête-à-tête, des sentiments contradictoires s’emparent de nous. D’abord, bien sûr, le soulagement, car le cercle infernal de la tension est brisé par la caution de témoin que nous fournit à point nommé le nouvel entrant : il détourne l’attention, dilue les charges de l’impératif communicationnel et procure surtout une échappatoire aux deux duellistes originels, délestés du poids de leur contrainte par la politesse qui défend de toute dialogue excluant le tiers. Pourtant, c’est bien aussi le regret qui surgit inopinément quand nous sommes privés de l’intimité muette installée depuis quelques secondes, quelques minutes ou quelques heures. Quel est cet impoli à s’y inviter inopinément, perturbant le jeu subtil de silences auquel nous jouions avec tant de délectation ?

Si l’importun s’avise de revenir à la raison et de nous laisser enfin tranquilles, la gêne nous reprend, et deux solutions s’offrent à nous.

Dialogue... intérieur

Si la sociabilité, l’attirance ou toute autre injonction pulsionnelle prend le dessus sur nos inhibitions, nous nous décidons à engager la conversation. Loin de nous libérer de l’hypocrisie, la prise de parole la fait renaître sous une autre forme : un prétexte mal habillé sert de déclencheur malhabile au verbe. Ce sont ensuite les faux-semblants et les non-dits qui se jouent de lui. Toute la discussion repose sur un soupçon fondateur : la séduction. Comment en effet ne pas imaginer d’arrière-pensée chez un homme qui adresse la parole à une inconnue sous un prétexte bidon ? Le malentendu est à chaque coin de phrase, l’interprétation a le champ libre, et la gêne n’est plus entretenue par le silence mais par ce soupçon permanent dont finalement personne ne sait s’il est fondé… jusqu’à ce qu’il prenne éventuellement consistance et dissipe tout malentendu.

C’est pourtant le cas contraire qui se révèle le plus intéressant. Pendant ces quelques secondes, minutes ou heures où se confrontent ces deux silences solitaires, l’esprit est loin de s’en tenir au même mutisme. Délivré des interférences de la parole, il a tout de loisir d’observer, de disséquer et d’interpréter chacun des gestes de son interlocuteur silencieux, de spéculer sur ses pensées. C’est ainsi que nous parvenons à installer un dialogue intérieur dont nous espérons qu’il fait écho à son homologue mystérieux. En effet, le doute de la réciprocité, qui selon la durée du conciliabule peut conduire l’esprit aux frontières de la folie, ne pourrait être brisé que par cette parole qui n’aura jamais voix au chapitre.

Quand l’attente prend fin, quand le train arrive, quand la file se vide, quand l’ascenseur arrive, le paradoxe et l’absurdité de notre imagination nous frappe en pleine face : comment se dire au revoir ? L’esprit vagabond se heurte à la triste réalité. Nous nous quittons, parfois sur un sourire, parfois sans même lever les yeux, et nous restons imprégnés du sentiment étrange d’avoir vécu quelque chose ensemble sans avoir prononcé le moindre mot, d’avoir communiqué par la non-parole. En définitive, loin de nous priver de parole, le silence agit plutôt en véritable a-censeur.

Malheureusement, la multiplication des plaisirs solitaires pourfendeurs d'oisiveté (baladeurs, téléphones, ebooks…) semble aujourd’hui mettre en danger ces petits moments de silence privilégiés. En est-ce donc fini de la séduisante fille d’attente ?

lundi 5 décembre 2011

Comment le monde des Sims deviendra notre réalité

Vous pensiez que Facebook et Twitter constituaient l’étape ultime de la mécanique infernale de la disparition de la vie privée dans le monde post-moderne ? Vous aviez tort. 1984 est devant nous. Le démon numérique poursuit en secret un vaste projet : l’avènement dans la réalité du monde parfait imaginé par le jeu-vidéo « Les Sims ».
Dans 'Les Sims', le joueur peut voir à tout moment ce que pensent et ce que font les personnages. Comme dans le monde hyper-numérisé de demain
Dans "Les Sims", le joueur peut voir à tout moment ce que pensent et ce que font les personnages. Comme dans le monde hyper-numérisé de demain.
L'ultra-transparence de la vie privée sur le web
Star du début des années 2000, le jeu « Les Sims » vous permet de devenir le « maître » d’un ou plusieurs humains virtuels que vous dirigez dans tous les aspects de leur vie, de l’achat d’un nouveau frigo au soulagement de leurs besoins biologiques, de leurs horaires de sommeil à la fréquence de leurs rapports sexuels. Pour ces pauvres êtres en bits et en pixels, vous êtes l’Être suprême.
Car non seulement êtes-vous souverain sur leurs actes, mais vous incarnez également le narrateur omniscient de leur être. En un clic, vous pouvez en effet accéder à chaque instant à toutes les informations les concernant : fatigue, faim, soif, envie de pisser, humeur…
D’une certaine façon, Les Sims ne sont que la quintessence de ce que propose à sa façon chaque jeu vidéo : devenir maître et possesseur universel de l’information, devenir le Dieu d’un monde créé pour nous.
Mais il ne s’agit là que de la première étape aussi fascinante qu’incomplète de la révolution numérique, car Internet est désormais sur le point de réussir à transposer ce rêve ancestral dans la réalité.
Sur Facebook, Twitter et les autres réseaux sociaux, nos vies se numérisent en s’affichant à destination exclusive de notre entourage.
Sauf que de plus en plus d’outils font basculer ces informations dans le grand nuage universel. Facebook Places, Foursquare ou Twitter se proposent d’indiquer automatiquement notre position géographique à nos « amis », sans même que nous n’ayons à en faire la démarche consciente et volontaire. Ces services en déduisent qui vous accompagne, et gageons qu’ils seront bientôt capables de détecter votre envie de pisser et de la poster automatiquement en statut. Bref, pour résumer, le Grand « Cloud » en sait autant sur vous que vous sur vos Sims… et même plus. Car il amasse des informations biographiques et reconstitue la trajectoire (incomplète) de votre vie.
Boucler la boucle Wikipédia
Et alors ? Quel est le problème, puisqu’il s’agit d’informations dont nous ne refuserions pas l’accès à nos amis dans le monde déconnecté s’ils nous les demandaient ? Le problème, c’est que la machine ne s’arrête pas là. Avec quelques heurts et hésitations, un processus inéluctable imposera la culture de l’open data (données ouvertes) à notre vie privée. Et des outils accompagnent déjà le mouvement : une application smartphone comme Sonar.me permet par exemple de scanner la pièce ou le lieu public où vous vous trouvez pour savoir qui sont les inconnus à qui vous n’auriez jamais parlé. Vous êtes directement connecté à son Facebook et son Twitter, de sorte qu’en moins de trente secondes vous savez que la blonde qui vous dévore du regard de l’autre côté du bus est célibataire depuis la veille et vient d’écrire sur le mur de sa meilleure amie « J’ai trouvé un remplaçant »[1].
Répétons-le, ce n’est qu’une étape d’une révolution inéluctable qui adossera au monde réel un second monde « numérisé », une base de données gigantesque à laquelle chaque humain pourra – à terme – accéder. Qui pourrait exclure qu’un jour chaque humain soit doté d’une caméra-rétine qui serait accessible en ligne à tous comme la plus vulgaire webcam de station de ski ? Ne serons-nous pas dans un horizon plus ou moins lointain tous équipés d’un système de retranscription automatique des pensées ?
La boucle Wikipédia sera alors bouclée. L’information accessible à chaque humain pris séparément deviendra accessible à tous collectivement, car toutes nos limites naturelles (ubiquité, barrières temporelles et spatiales, barrière de la pensée) et humaines (pudeur, dignité) seront tombées. 
Dieu devient démon
En son temps, Laplace avait imaginé pour une expérience de pensée un démon doté d’une intelligence sans limites qui, connaissant la position exacte de tous les atomes de l’univers et les forces respectives qui les animent, serait capable de lire le passé et de prédire l’avenir. L’espèce humaine n’est-elle pas en train d’engendrer un tel monstre avec ses disques durs ? Est-elle en train de remplacer Dieu une bonne fois pour toute par cette nouvelle transcendance collective ?
Toutes les questions bêtes que nous pouvons nous poser chaque jour pourront être résolues. Exemple : combien d’Alsaciens de moins de 25 ans se trouvent actuellement dans un rayon de deux kilomètres autour de moi ? Tiens, quatre : allons boire un coup ensemble !
Toutes les statistiques nationales s’actualiseront en temps réel avec une fiabilité imbattable. Les échantillons représentatifs des sondages disparaîtront au profit de consultations de la gargantuesque base de données. Il sera possible de connaître la position de chaque être humain sur le globe terrestre à tout instant. Avec quelques efforts supplémentaires, il sera même possible d’implanter des caméras-iris à tout le monde pour pouvoir tester les alibis des criminels – et décourager ainsi toute délinquance – où l’honnêteté des hommes politiques.
De quoi nourrir un tas de perspectives réjouissantes pour vous et pour la société. Et comment critiquer cette sims’isation de la réalité humaine, puisque le numérique ne nous promet pour l’instant que la transparence absolue sur l’information ?
Mais combien de temps pourrons-nous encore nous leurrer et penser que la fonction de contrôle des actes de l’esclave (le Sims / autrui) par le maître (le joueur / le quidam possédant un smartphone) n’a pas encore été installée au logiciel de ce monde qui déraille ? Combien de temps mettrons-nous pour comprendre que l’information seule suffit à conditionner nos actions ?


[1] Georges Nahon a récemment annoncé l'émergence de ce "halo de données" pour 2016.

dimanche 27 novembre 2011

J'essuie, j'existe

Notre société hygiéniste tente de nous faire oublier notre nature véritable en l'emprisonnant dans les tabous. A défaut de permettre notre épanouissement, elle nous étouffe entre des murs bâtis par le regard d'autrui, source de hontes et d'angoisses. Est-il possible de rendre aux aspects les plus triviaux de notre condition la place qui leur revient de droit ?
J'essuie, j'existe.
« Je suis, j'existe », DESCARTES, Méditations métaphysiques, II, §§. 2-4.
Le caca
Le caca. Pourquoi est-il toujours repoussé dans l’ombre de nos appartements ? Sûrement parce que chez l’homme d’aujourd’hui la nature est tue dans ses dimensions les plus nécessaires : l’étron porte sur lui le poids des tabous et l’odeur d’une sauvagerie intolérable pour notre civilisation de l’hygiène. Ainsi, nous le poussons à l’abri des regards sous la lumière austère d’une pièce exigüe, bien close et donc à l’écart de tout. La surface même des lieux d’aisance dit la considération qu’on accorde à ce moment vital de notre triste existence. Petits comme un point de détail et clos comme la cellule qui porte sur le corps du condamné les stigmates de son statut. Passée la porte, retombé le loquet et nous voilà seuls contre nous-mêmes. L’effort timide est toujours propice à quelques lectures ou réflexions; d’aucun pourrait dire qu’on met à profit l’accouchement. Et pourtant nous refusons la paternité de ce morceau de notre être que nous chassons comme la pire des ordures.
Pourtant, lorsque l’on défèque, c’est la forme concrète de notre vie que l’on dessine en arabesques généreuses sur l’innocente céramique. Innocente ? Pas tellement puisqu’elle est choisie pour sa blancheur, symbole de pureté censé rappeler à l’artiste que sa gouache est le versant obscur de son humanité. Mais écoutez, écoutez s’élever ce Te deum derrière la porte bien close. Il fait trembler la pièce et annonce en fragrances puissantes le choc des matières. Confrontation anodine en apparence, mais l’élégance bouffonne du ballet dissimule l’affrontement du bien et du mal dans leurs habits respectifs : la raison reine combat son siège animal. Heureusement, cette enveloppe biologique n’a rien pour se défendre face aux armes qui s’abattent sur son colon d’Achille. A la fois boucliers et épées, les feuilles délicates essuient furieusement l’affront porté au séant de la pensée qui scande les airs de son triomphe dans un ultime gargarisme : le mécanisme d’absorption entreprend d’avaler la faute ; et le pêcheur pardonné (car il à libéré la bête en lui) contemple satisfait le yin-yang qui tournoie un instant dans les précipices infâmes de la cuvette, avant de disparaître.
Délesté du poids de sa nature, l’homme peut réintégrer les espaces mondains l’esprit tranquille. Tout cela est-il si simple ? N’y a-t-il pas une certaine hypocrisie à rejeter en sous-sol ce moment privilégié ou le corps peut réaffirmer son autorité ? Le passage de sa digestion par la zone érogène l’excite : cela soulage et exalte un plaisir serein. De plus l’acte possède ce goût[1] exquis de transgression, ce pouvoir de gêner autant que d’amuser. Si nous sommes isolés dans ce havre tranquille, le plongeon peut se faire éclat de rire ; mais attention : que son cri parvienne aux oreilles de la société, et elle retiendra son souffle. C’est ainsi qu’une économie du geste voit le jour : nous projetons quelques épaisseurs de papiers sur la mer d’huile afin d’atténuer les remous de la tempête à venir, multiplions ses plis pour éviter la malheureuse déchirure qui inscrirait sous nos ongles toujours trop longs le sceau des ténèbres excrémentiels. La scène peut aussi être infiniment cocasse. Qui n’est jamais resté debout par peur de ces rebords couverts d’exploits qu’on n’effacera plus ? Oh, mais ces gens sont sûrement plus précieux, et préféreront sans doute protéger d’une couche ténue leur trône éphémère. Le plus drôle étant que nous ne sommes souverains que le temps d’échapper notre sceptre.
Il faut reconnaitre à l’instant sa magie : cette minute où se perd dans une symphonie fantastique[2] notre bienséance est le reflet d’une opération chargée de symboles, une prouesse à dire vrai. Arrêtons donc de dédaigner la selle et redonnons-lui l’assise qu’elle mérite. Son potentiel cathartique fait d’elle plus qu’une obligation indésirable de la vie quotidienne. C’est une expérience de soie qui mériterait le marbre des palais et les boiseries les plus fines, l’immensité farouche d’une nature préservée ; au moins quelques tomes de la pléiade plutôt que ce damné programme télévisuel (même s’il est souvent d’un grand secours pour officier). C’en est assez des cabinets étroits et étouffants qui obligent à se hâter… Trop de sueur déversée dans cette fournaise au son grotesque d’un orchestre déréglé ! Il faut aimer ce velours glissant sur la chair, pacte d’harmonie sans cesse renouvelé avec notre organisme reconnaissant. Bien stupide celui qui croit pouvoir enfermer l’eau [3] et contredire Gaïa. Arrêtons de se fourvoyer en contractions dangereuses et laissons couler notre nature dans le lit des miracles, pour graver en lettres d’or aux frontispices de nos latrines un « J’essuie, j’existe » dont on n’osera plus douter. Vilipender les fèces, c’est exclure de l’être humain un fragment de sa quintessence, c’est le vautrer dans la fange de son cauchemar et le transmuter en bronze.
En revanche, se réconcilier avec elles, c’est s’élever dans une avalanche naturelle au rang de démiurges.


[1] Nous aimons la provocation, et sommes bien conscient de la tournure de nos phrases. Pour les curieux néanmoins, nous joignons ici un extrait de l’article « coprophagie » de G.Torris, à consulter dans l’encyclopédie Universalis : « Manducation des fèces. Le mot a été emprunté par les médecins légistes et par les psychiatres aux entomologistes (Latreille, fin XVIIIe s.) pour désigner une conduite perverse qui se rencontre dans des circonstances assez diverses, mais se rattache toujours à l'analité. Elle est considérée comme normale chez le petit enfant au stade sadique-anal (de deux à quatre ans) ; chez le sujet plus âgé, elle suppose des états d'arrêt ou de régression psychique profonds (idiotie, dernier stade de la schizophrénie et de la démence) ; on la rencontre aussi dans le gâtisme. Elle aurait une signification auto-érotique ; la matière qui a déjà excité la zone érogène anale répète son excitation dans la zone érogène buccale. La même interprétation d'équivalent onanistique est donnée par les éthologues de la coprophagie observée chez les grands singes en captivité ».
[2] Pet à Berlioz.
[3] W.C : water closed…

La Vierge Marie favorite pour 2012 ?

2012 ne déroge pas à la règle qui fait de chaque élection présidentielle un vaste processus de « revirginisation » de la République par la grâce de l’amnésie quinquennale collective. Mais celui ou celle qui emportera le droit de s’unir à elle dans la chambre nuptiale élyséenne n’échappera pas aux misères de toute vie conjugale.
La Vierge République conçoit tous les ans, maire reste à jamais pure
La Vierge République conçoit tous les cinq ans, maire reste à jamais pure.
Le grand espoir de 2012
2012, impossible de passer à côté. On en croirait presque que ces quatre chiffres nous ont ensorcelés pour nous forcer à cracher au bassinet et y aller de notre petit commentaire. Comme vous pouvez le constater, même l’auteur de ces lignes a le regret de s’y sentir contraint.
Comme chaque grande année électorale, 2012 est vidée par avance de sa substance par l’évènement qu’elle va accueillir, et qui va la dévorer tout entière, à tel point qu’on en oublierait presque que le vote interviendra à une date précise. Sauf naissance, mariage ou décès familial, que nous évoquent 1981, 1995, 2002 ou 2007, sinon le nom du Président l’ayant emporté ou du candidat malheureux en ayant fait sa sépulture ?
On m’opposera certainement qu’à beaucoup, 2012 évoque aussi – et avant tout – un film catastrophe et la date annoncée de la fin du monde. Nous laisserons les Mayas et leur calendrier meurtrier en dehors de tout ça, mais au-delà de l’éternel recommencement de la bêtise millénariste qui ne semble pas épargner notre génération, ce n’est peut-être pas un hasard si la date annoncée de fin du monde coïncide avec cette année électorale. Car une élection présidentielle, c’est bien une fin… et un recommencement inavoué.
Immaculée conception
« Dépasser les clivages » entre générations, classes sociales et opinions politiques, « instaurer un nouveau contrat de confiance » entre l’électorat et son Représentant, « ranimer l’espoir » d’un peuple ayant cessé d’y croire… Non, il ne s’agit pas du programme des révolutionnaires de 1789, ni même de 1917, mais tout simplement des ambitions des prétendants à la magistrature suprême en 2012. Ça vous rappelle quelque chose ? Eh bien ravalez votre venin, sales vipères cyniques et nihilistes, car 2012 sera différente, 2012 sera un nouveau départ, une nouvelle virginité pour la République.
Ah ! Nous y voilà : Marie sort du bois. Grâce à Dieu, la maman de Jésus est là pour nous enlever une sacrée épine du pied ! Son nouveau petit nom sécularisé est certes un peu moins glamour, mais le tour de magie fonctionne toujours : la République a déjà conçu (maintes fois, même – en moyenne, tous les cinq à sept ans), mais elle se présente toujours vierge au futur père de ses enfants qui, sitôt sa conquête accomplie, s’en vient la féconder en deux tours trois mouvements sur le balcon de l’Elysée.
Sceptiques, détrompez-vous, l’Immaculée Conception est plus aisée qu’on est généralement porté à le penser : procédure de divorce avec le précédent locataire, hymen recousu et on n’en parle plus. Bien entendu, elle requière également un petit effort aisément consenti d’amnésie collective à l’égard du Péché Originel. Il faut certes mettre un peu de conviction dans les appels publics à « foutre dehors » ou « faire dégager » celui qui est arrivé dans le lit de la République par Grâce divine ou coup d’Etat médiatique, mais certainement pas par « notre » bulletin de vote. Cet effort est nécessaire, car une « première fois » ne peut bien sûr pas se produire deux fois – du moins, pas au vu et au su de tous. En effet, quand bien même tous les éléments du tableau seraient là pour nous faire oublier que l’hymen a été recousu, les souvenirs de son perforateur, eux, resteraient.
Sang neuf et hymen recousu
D’ailleurs, pourquoi croyez-vous qu’à l’occasion de chaque grande catharsis présidentielle le Peuple demande inlassablement du « sang neuf » – en bref, un puceau pour ne pas trop effaroucher la vierge – mais finit toujours par élire un vieux de la vieille qui, lui, n’est pas dupe de la supercherie ? Qu’était feu le favori des sondages deux-mille-douziens sinon l’archétype du mâle magnanime capable de fermer les yeux sur les aventures prénuptiales de sa légitime ?
Personne n’est dupe : l’idylle n’a lieu qu’une fois, et elle est de courte durée. Sitôt mariée, l’épouse lasse pense déjà à aller voir ailleurs. Vous me prenez pour un affreux cynique ? Aurais-je l’impolitesse de rappeler le premier mot venu à la bouche de la République épousée en 2007 ? Je l’aurais : 2012. Et écoutez un peu comme le son du mot que je vais prononcer caresse déjà délicatement votre oreille, frotte langoureusement votre épiderme comme la promesse d’une alliance en or massif échangée avec passion sur le perron de l’Elysée : deux-mille dix-sept.

NOTE : aux curieux qui se demanderaient à juste titre ce qui se produirait si l’organe génital d’une Présidente se présentait au seuil de la chambre nuptiale élyséenne, je n’aurais pas la faiblesse de renvoyer à l’hypothèse d’une stérilisation définitive de la République : la contraception politicienne et communicante se charge déjà avec brio de l’opération.

L'anti-journal

L'idée présentée dans ce texte fera certainement frémir les journalistes et le petit nuage médiatique. Pourtant, l'anti-journal est peut-être le seul moyen de reconquérir un lecteur lassé de la presse traditionnelle.
Il faudrait un anti-journal, qu’on déposerait là comme un piège pour  dynamiter les monotonies du lecteur
Il faudrait un anti-journal, qu’on déposerait là comme un piège pour dynamiter les monotonies du lecteur.
Ce sont
Le journal
chaque jour les mêmes colonnes, les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lignes et les mêmes surprises que l’on trouve dans nos journaux. Chaque jour, des pages aux poubelles, le quotidien se lit et se délivre mollement. On crie des affaires, on décrit des crises et on angoisse à petit feu un lecteur qui devient, à force de répétitions, un peu plus qu’un simple lecteur, un peu plus que ce front plissé sous l’effet d’une concentration sévère : il devient un habitué.
Bientôt il ouvre le journal comme il déroule son rouleau de papier toilette, paquet de feuilles par paquet de feuilles, sans considération pour leur identité ; feuilles qui ne font que glisser sur des lieux ingrats qu’il voudrait oublier. D’un côté l’obligation biologique, de l’autre, l’obligation citoyenne. Et puis il se débarrasse de tout et il se sent soulagé.
Comment rompre cet ennui et régénérer l’envie de lire la presse ? Problématique d’actualité à l’heure où la précarité frappe les journalistes et leurs ersatz ; dans cette époque où même les grands journaux chorégraphient sans grâce dans les eaux poisseuses des dettes et autres déficits.
Il faudrait une petite révolution, une rébellion qu’on balancerait en plein cœur des journaux comme la grenade dans le ventre boursouflé du petit-bourgeois. Un anti-journal, qu’on déposerait là comme un piège pour  dynamiter les monotonies du lecteur. Quand le journal chercherait à établir quelques réalités, l’anti-journal s’attacherait à les étouffer dans l’absurde ; quand l’un relaterait, l’autre frelaterait. Véritable nuit surgie à l’horizon d’une lumière, il serait une tumeur, une gangrène tellement agressive que le lecteur serait forcé de développer des anticorps de bon sens et d’esprit critique pour sauvegarder sa santé mentale. Afin d’échapper aux brûlures d’un style trop flamboyant et aux vomissures de vitriol bavées à chaque retour à la ligne, il lirait mieux, il n’aurait de cesse que ne soit vérifiée l’information et justifiée l’opinion.
Voilà ce que serait l’anti-journal. Une forme monstrueuse et lourde hurlant au cœur d’une harmonie l’obligation dégoutante de penser sa nature. Une déflagration. Un trou noir dévorant ses pourtours, à la fois bouche séduisante et anus nécessaire que traverserait l’information pour être digérée et, finalement, parachevée.  
Mais concrètement, quelles formes pourrions nous lui donner ? On connait l’efficacité de ces galopins qui, sous le coup d’un pari, promènent leurs fesses en zigzaguant sur le terrain de foot devant l’œil ébahi des caméras, au grand dam du spectateur et de sa bière : ils rappellent qu’un match n’est que la partie visible d’une nébuleuse complexe d’infrastructures, de décisions et d’enjeux (économiques, temporels, esthétiques…). Aussi faudrait-il développer l’aspect ludique et divertissant de ce petit enfer, par exemple à l’aide une typographie venue de dimensions détestées, à laquelle un esprit libéré adjoindrait parfois, au dernier moment même, une iconographie redoutable. Ainsi le mauvais élève, le bonnet d’âne, le violeur, le fou, le punk, la marge toute extrême de la société se retrouverait greffée sur son nombril ; mieux : elle serait soigneusement cultivée comme un herpès sur le testicule du mari volage, pour le gratter, le démanger, attirer son attention délicate et lui faire regretter l’instant précieux où il était encore absolument sain.
Ce pourrait être un style absolument mauvais – comme le nôtre – qui viendrait augmenter le prestige d’un édito ciselé par une intelligence éclatante ; ou bien l’extrémisme d’une opinion venant contrebalancer la soit disant objectivité d’une analyse trop bien-pensante. L’anti-journal : un nihilisme couronné, une dés-existence jamais épuisée ?
On entend déjà les glapissements quant au sérieux de la chose, et on les conchie généreusement, à l’exception d’un seul : celui qui dénonce le retour de la monotonie dans la structure générale du journal une fois que son frère maléfique s’y sera confortablement installé. Il faudrait en effet s’assurer que celui-ci bondisse toujours en dehors de tout schème prédéterminé pour lui préserver ses charmes de guet-apens. Mais comment l’empêcher de devenir une institution? En le mettant de travers, en couverture, en une, sur cinq pages, sur une ligne, en filigrane… Les mathématiques pourraient développer des algorithmes de hasard pour projeter un coup de botte oulipien au bon endroit, c’est-à-dire n’importe où[1]. Il faudrait aussi du n’importe quand, et donc sauter des dates de parution aléatoirement, pour sauter le lecteur et berner son attente.  L’anti-journal pourrait devenir une de ces images atroces qui nous font pointer du doigt l’ignominie sans qu’on parvienne à se décharger de la fascination qu’elles exercent sur notre petit cœur. Du n’importe quoi, donc. Imaginez un peu la surprise du lecteur du Monde, découvrant en page quatre l’élasticité molle d’un sexe agrandi deux fois ! Et ce merveilleux choc lorsqu’il apprendrait qu’il appartient au rédacteur en chef…
On pourra opposer ce qu’on veut au scandale qui précède : « stupide », « absurde », « débile », « dangereux », « extrémiste ». On ne ferait que répéter sans trop comprendre ce qu’avait déjà souligné Camus : que le nihilisme a de grandes affinités avec la révolte ; en oubliant au passage que l’anti-journal répond d’un objectif tout à fait louable : la mise à distance critique du lecteur vis-à-vis de son objet. On ne ferait qu’appuyer cette idée étrange selon laquelle, finalement, la survie du journal dépendrait de son suicide volontaire.
Se tuer, s’émanciper de son corps, retrouver son âme, ressusciter, voici peut-être la solution pour que chaque jour l’on accueille le journal comme un nouveau né, et non comme le corps réchauffé à la va-vite du même cadavre.


[1] D'aucuns pourraient penser à ces mots de Kundera dans L'Insoutenable légèreté de l'être: "Seul le hasard peut nous apparaître comme un message. Ce qui arrive par nécessité, ce qui est attendu et se répète quotidiennement n'est qu'une chose muette. Seul le hasard est parlant".

mardi 22 novembre 2011

Pourquoi "je m'en branle" ?

Un tas d’expressions sont employées chaque jour, et aucune d’elles ne nous heurte particulièrement. Elles sont pourtant nombreuses à mériter le détour. Il sera consacré aujourd’hui à une expression qui semble symptomatique de notre époque : « je m’en branle ». Oui, mais pourquoi ?
Un vaste projet de masturbation ?
Un vaste projet de masturbation ?
L'expression "Je m'en branle"
Nous l’avons tous entendu au moins une fois. Il surgit au détour des conversations comme tant d’autres expressions, glissant avec insolence de bouches sans vergogne. C’est la même chose que « s’en moquer », « s’en ficher », « s’en foutre », « s’en battre le double détail qui fait que ma tante n’est pas mon oncle ». C’est une expression sans danger, instrument d’un langage jeune qui s’affirme, un peu comme si l’époque cherchait à se l’approprier en y apposant ses trouvailles plus ou moins délicates. Mais tout de même…  Quel rapport secret relie le désintéressement pour un sujet quelconque et cette stimulation experte de nos organes génitaux ?  Quelle corrélation entre la recherche d’un plaisir (solitaire dans ce cas précis) et l’indifférence à une situation ? Pourquoi "je m'en branle"?
Ces deux questions interrogent le rapport entre le sens littéral de l’expression et son sens figuré, aussi, essayons de l’analyser.
On pourrait partir de cette constatation : la chose se conclue par un rejet définitif de la réalité, car la conscience, toute agitée, se prélasse dans milles rêves le temps d’un bouillonnement. S’en branler ce serait donc se transporter sur un chemin de trouble jusqu’à l’oubli du monde (et donc de ce dont on se branle) dans la jouissance. On part au septième ciel, inutile se s’encombrer du fardeau de la lucidité. Il n’y aurait donc pas d’extase à s’en branler, simplement la volonté d’éclater un point de détail dans la violence d’une fin, de l'exécuter par la "petite-mort". Mais s’en branler c’est aussi rejeter quelque chose en le disposant, à travers l’expression, dans tout ce qu’à d’intime la fièvre de notre solitude. Cela ajoute également à la censure : je m’en branle et personne n’est convié au carnaval  du geste, car il serait honteux d’être aperçu portant cette grimace obscène, ce masque délirant. S’en branler donc, c’est refuser d’être vu avec ce dont on se branle, et de manière un peu paradoxale, s’en dissocier.
Voici donc posés les fondements de l’expression – ou plutôt les voilà inventés. Un des premier sens du mot « branler » vient d’ailleurs renforcer cette idée d’une fuite loin de ce qui ne nous intéresse pas, car il signifie d’abord – ne l’oublions pas –  « se remuer, se mouvoir ». Reste que l’histoire éclairerait certainement mieux la genèse de celle-ci (plus efficacement en tous cas que ces hypothèses avancées d’une main tremblante).
Poursuivons cependant : lorsque l’on porte cette image à sa bouche (qui a dit processus ?), notre intimité jaillit au visage du public qui bien souvent n’en demandait pas tant. Ce qu’il vient d’évoquer est réapproprié, enfermé à double tour dans l’obscurité moite d’une chambre ou de quelque autre retraite délicieuse et onctueuse, l’accouplement des deux mots accouchant vite d’un troisième sens : délictueuse. En effet, s'en branler ce n’est pas simplement ignorer, c’est aussi repousser dans la criminalité le sens d’une parole qui gicle par-là dans le bain brulant du débauché, du sybarite, de l’immoral. L’onanisme, ce « vice solitaire », ne fut-il pas combattu et condamné à travers les âges par la religion et même la médecine ?  L’usage subtil de la formule jette donc un anathème sur ce qu’elle cible : on enveloppe tout dans un mouchoir et on s’en débarrasse vite dans la poubelle du tabou. Ce qui est grossier dans la forme doit bien l’être aussi dans le fond, alors oublions-le, détournons le regard !
Cette myriade de « je m’en branle – on s’en branle » pénétrant les oreilles à l’envie n’est donc pas la conséquence d’un vaste projet de masturbation, simplement une façon sympathique d’exprimer son plus parfait mépris. Peut-être est-il possible d’y voir le germe d’une révolte sémantique : pour augmenter son impact l’expression vient flirter avec les mœurs, les secoue de haut en bas afin d’interdire à quiconque de saisir ce qu’elle cherche à évacuer. Mais ce serait accorder trop d’importance au sens premier : qui oserait imaginer la joyeuse extase de son interlocuteur alors que celui-ci use de la formule ? Personne, hormis peut-être quelques fanfarons qui trouvent dans les mots une distraction, ou d’autres qui les astiquent sans cesse en espérant leur rendre un lustre qui semble menacé par les remous fantaisistes de la vulgarité. « J’m’en branle », véritable coup de verge cinglant la noblesse de la langue ? L’image, si elle est équivoque autant que licencieuse, a le mérite de rappeler que la parole marie des partenaires dans une relation d’échange. Reste à savoir jusqu’à quel point ceux-ci désireront la protéger...

dimanche 13 novembre 2011

Ferme ta gueule (de bois) !

Un verre de trop, et plus personne ne vous écoute. Tout ce que vous pourrez dire, aussi pertinent cela soit-il, tombera sous le couperet de l'ivresse. Au mieux, on se moquera de vous. Au pire, on vous laissera décuver dans un coin. Et pourtant, il n'y a rien d'évident à décrédibiliser ainsi la parole de l'ivrogne.
Êtes-vous sûr(e) qu'il n'a vraiment plus rien à dire ?
Êtes-vous sûr(e) qu'il n'a vraiment plus rien à dire ?
La parole de l'ivrogne
Avec grand bruit, il s’affale sur la table comme un pantin désarticulé délaissé par son marionnettiste parti boire un coup. Le mariage de son front moite et du bois collant et humide de la table lui fait ouvrir les yeux, et il se met à débiter une litanie décousue à laquelle personne ne prête attention, si ce n’est pour la tourner en dérision ou en sarcasme.
Au fil des verres, de la griserie montante et irrésistible, l’esprit de l’ivrogne s’est progressivement détendu. Il a ouvert le cachot des impressions refoulées, des jugements interdits, des sentences inconvenantes et du politiquement incorrect. Au fil de ses descentes en enfer, le regard de ses amis s’est progressivement modifié. A chaque nouvelle goulée, une petite part de leur respect s’est évaporée, comme la tâche de whisky qu’il avait dessinée sur la table en renversant son quatrième verre. Sans même s’en rendre compte, ses amis, plus sobres que lui, ont perdu toute considération humaine pour ce qui fai(sai)t sa personnalité, pour ce qui fondait leur amitié pour lui. Dans leur esprit, ils n’ont plus leur ami devant eux : le Grand Surmoi de l’Ivresse s’est emparé de sa carcasse pour lui dicter son comportement, sans tenir compte des spécificités qui caractérisaient jadis sa personne – timidité, réserve, pessimisme… Le grand totalitarisme de l’alcool lui a interdit, le temps d’une soirée, toute prétention à l’Humanité.
L’ébriété serait donc un seuil symbolique, voire métaphysique, à partir duquel un observateur extérieur et sobre pourrait revendiquer une supériorité en lucidité sur l’ivre, et s’arroger le droit au mépris et à l’indifférence sur tous les grumeaux de son vomi discursif sans valeur. Le sobre se retrouverait donc dans la position du dominant, détenteur monopolistique de vérité et de lucidité, contempteur de l’ivrogne à l’humanité depuis longtemps ravalée. Seul son discours aurait donc droit à légitimation, alors que celui de l’ivrogne serait systématiquement rejeté dans l’antichambre de la véracité. D’ailleurs, bien souvent, l’ivrogne assume lui-même la délégitimisation de son discours, afin d’en atténuer a posteriori la portée, aux conséquences parfois fâcheuses :
« J’étais ivre, je ne pensais pas ce que je disais. »
Pourtant, si l’on revient une fois de plus à Michel Foucault, cette vérité autoproclamée exclusive ne serait en fait que l’une des multiples vitrines du Vrai[1]. Le monopole que s’arroge le discours du privilégié – le sobre – n’est en fait légitimé qu’artificiellement par la décrédibilisation systématique de l’autre discours, tenu par l’ivrogne. De par sa qualité d’expérience-limite[2], l’ivresse serait donc, au même titre que la folie, la perversion ou l’incarcération[3], un moyen tout aussi légitime que la « normalité » pour prétendre à un discours vrai.
Totalitarisme de la sobriété
En effet, l’ivresse, plutôt que d’obscurcir notre pensée, ne participe-t-elle pas au contraire de la découverte de vérités enfouies, du dévoilement d’aspects inaccessibles de notre personnalité trop lisse ? La litanie de l’ivrogne n’en dit-elle pas plus sur lui et sur sa perception des autres que le discours policé et sclérosé de la sobriété ? Ne devrait-on pas mettre fin à l’évanescence des vérités atteinte avec le concours de l’ébriété, leur donner une existence post-gueule-de-bois ? Enfin, n’y a-t-il pas danger totalitaire à entériner sans discussion la supériorité systématique du sobre, à lui donner automatiquement raison, quand bien même il pourrait en jouer ? En s’érigeant en pivot de légalité éthique, l’ivresse fausse la libre donne morale en récompensant toujours les mêmes, en ouvrant la porte au mépris injustifié et en la fermant aux vérités qui fâchent.
Relevons donc la tête de l’ivrogne de son illégitime et indigne dégueuli, et considérons-le comme un homme. Peut-être cela l’incitera-t-il enfin à cesser de boire.


[1] Foucault développe le concept-clé de « régimes de vérité », ou visions de la réalité imposées par certains groupes dominants et rendues si naturelles qu’on ne se pose même plus la question de leur fondement. Cette idée remet en cause l’existence d’une vérité unique, rationnelle, hors de portée des manipulations idéologiques, au profit d’une multiplicité de vérités dans le temps, l’espace et la société.
[2] Expérience à la marge de la société, remettant en cause et testant les limites des conceptions traditionnelles de la réalité.
[3] Voir respectivement Histoire de la folie à l’âge classique, Histoire de la sexualité et Surveiller et punir.

lundi 7 novembre 2011

L'anti-blog #1 (septembre-octobre 2011)

Chaque mois, l’avocat du diable de Pense-bête(s) envoie les articles publiés sur le blog à l’abattoir. La règle : un paragraphe assassin par texte, et pas de quartier.
Alors comme ça, un énième blog se lance. Ou plutôt se relance, comme un has-been cramé depuis trente ans qui inflige à son (non-)public une affligeante tournée d’adieu.
La complainte du blagueur
Comme pour se disculper d’avance, il nous assomme d’entrée d’un pamphlet anti-blog (oui, il ose !) absolument démagogique et non loin du conspirationnisme : selon l’auteur (anonyme, bien entendu), les blogueurs seraient d’hypocrites tyrans imposant tranquillement leurs vues sur le monde aux passifs moutons de Panurge que nous sommes… Mais pour qui se prend-il pour s’exclure de fait de ces tyrans blogueurs, et prétendre qu’on devrait l’écouter, lui ? Qu’est-il donc de plus qu’un blogueur, sinon un grand blagueur qui ne fait rire personne ? La boucle logique de bas étage par laquelle il conclut son texte est symptomatique de son attitude péremptoire : « critiquez-moi, et vous confirmerez mon opinion sur votre tyrannie ». Un argument-massue victimaire et dépourvu de toute intelligence qui ne risque pas de relever le niveau de sa réflexion.
Rentrée sans classe
Passons sur ce péché originel, et prenons-le comme une simple erreur de jeunesse. Voilà que nous apparaît comme un cheveu sur la soupe une réflexion affreusement grossière sur la rentrée des classes publiée… un 26 septembre ! Un marronnier bien pâle comme prétexte à une logorrhée stylistique qui réussit l’exploit d’occulter la minceur de son argument. A moins que la conclusion à laquelle nous arrivons péniblement – « il faut maquiller la rentrée selon son goût » – ne soit pas une boutade ? L’auteur serait-il coincé dans le deuxième millénaire pour ne pas soupçonner l’existence de téléphones portables, d’e-mails et de messages Facebook échangés entre le 30 juin et le 1er septembre ? Son rapport visiblement traumatique à l’école et à l’Autre lui permet-il de voir autre chose que de l’hypocrisie, de la lâcheté et de la superficialité dans les rapports humains ?
Antédiluvien
Difficile après cela de s’étonner de la vision étriquée des conversations entre amis que nous livre l’hilarant traité sur la pluie et le beau temps. Il faut en effet avoir vécu bien loin de toute chaleur humaine pour oser prétendre qu’il est devenu interdit d’émettre la moindre opinion en public. A l’ère de l’individualisme et de l’égoïsme généralisé, ce portrait d’une humanité timide et docile a de quoi faire sourire. Et quand bien même ce constat serait-il-il avéré, combien de siècles l’auteur a-t-il vécu pour oser le confronter au passé et prétendre qu’il est le produit de la modernité ? N’a-t-on pas toujours parlé de la pluie et du beau temps ? Quant aux soi-disant « preuves » produites par l’auteur – un slogan de tour-opérateur, une subjectivité télévisuelle et une confiance en soi visiblement embryonnaire –, elles sont loin de rattraper la rancœur qui guide sa plume du début à la fin de son texte.
Eau de prose
Mais qu’est-il arrivé à l’auteur le lundi 3 octobre ? Son petit cœur de pierre fièrement exhibé depuis lors se serait-il ramolli avec la distance, ou envisagerait-il de se reconvertir dans les romans pour adolescents ? Bien entendu, prenant conscience de son naufrage, il se raccroche à de vieux lais moyenâgeux, pensant ainsi nous faire oublier la propre mièvrerie de ses propos. Le naïf pense se rattraper en nous pondant à la va-vite une introduction autodestructrice – « L’auteur a écrit sous la contrainte » –, mais semble trop faible pour faire le choix de ne pas publier cette « mélasse » gorgée « d’eau de rose ».
Au goulag !
On ignore si l’auteur du brûlot anti-musique électronique est jeune, mais il a en tout cas un réel problème avec la jeunesse. Pour une fois qu’elle s’enthousiasme pour quelque chose, voilà qu’on la flingue pour cause d’hédonisme et d’uniformisation ! Une fois encore, on a vite oublié que les époques précédentes ont eu leur lot de grandes messes musicales sans intérêt et n’en ont pas moins survécu. Sur quoi se base-t-il pour diagnostiquer une « atomisation des individualités » chez cette génération « à l’abandon », sinon sur de vagues clichés ? Quand au rapprochement de la techno et du communisme, la seule utilisation d’un champ lexical du collectivisme est loin de suffire à soutenir une thèse de cette grossièreté : par pitié, que l’auteur se garde de nous infliger ce genre de gargarisation à l’avenir !
Puant
Nous passerons assez vite sur la démagogie scatophile de « J’essuie, j’existe », car il s’agit du recyclage dissimulée – et donc malhonnête – d’une pseudo-méditation métaphysique déjà publiée ailleurs. Il est bien beau de prôner un retour du corps au centre de la vie humaine à grands renforts de grossièretés, encore faut-il en tirer toutes les conséquences : qu’il renonce une bonne fois pour toute à tremper sa plume dans la fiente des latrines tant idolâtrées avant d’écrire ses prochains textes…
Le plus grand cabaret de la blogosphère
On savait l’auteur cynique, gérontophile et asocial, nous le découvrons maintenant politiquement désabusé dans une réflexion à vocation surplombante sur 2012. La belle jambe ! Alors comme ça, tout ce cirque présidentiel ne servirait qu’à entretenir l’illusion quinquennale, sans aucun effet sur la vie des gens. On n’est guère loin du « tous pourris » et des refrains entêtants de Patrick Sébastien. Quand on pense qu’il critiquait il y a un mois à peine la démagogie des blogueurs… Mais ce qui est encore le plus gênant, c’est l’insupportable misogynie qui transparaît de ces lignes. Le blagueur semble incapable de s’émanciper d’une imagerie phallique dépassée, incapable de considérer la Femme-République – puisque c’est ainsi qu’il la perçoit – comme autre chose qu’une esclave sexuelle, un trou béant de cinq ans que l’on devrait absolument remplir – en témoigne sa note de bas de page, dans laquelle l’homophobie le dispute au sexisme.
De mèche avec la bêtise
Une tendance visiblement bien ancrée, au vue de la teneur de l’article récemment consacré aux coiffeurs. Celui-ci se contente de reproduire les stéréotypes caricaturaux véhiculés par la vulgate, en y adjoignant une bonne dose de victimisation. Si l’auteur a un problème avec son apparence (ce que l’on commence à comprendre), on espérait qu’il ait assez d’intelligence pour ne pas en faire pâtir un malheureux bouc-émissaire. A croire qu’il n’ose s’attaquer qu’à ceux dont il présume qui n’ont pas les moyens de se défendre : une belle leçon de dignité…
Amicalement autre
Nous finissons enfin ce mois sur une agréable surprise : l’auteur vient de découvrir l’existence de l’Autre dans une file d’attente du cinéma ! Il n’ose certes pas encore lui adresser la parole, se contentant d’épier ses conversations, mais au moins prend-il conscience que ses semblables sont autre chose qu’une chair à canon pour ses pamphlets. De quoi laisser présager un mois de novembre plus apaisé ? Rien n’est moins sûr…

lundi 31 octobre 2011

Mon quart d’heure délicieux dans la file d’entente

Croyez-le ou non, il est possible d’être au cinéma sans même rentrer dans la salle obscure : il suffit de tendre l’oreille dans la file d’attente et de s’ouvrir au miracle de l’Autre. Sans le savoir, des inconnus nous offrent des tranches de vie formidables et nous permettent de repenser les fondamentaux de la vie en société.
Tendez l'oreille dans la file d'attente : un miracle pourrait vous frapper
Tendez l'oreille dans la file d'attente : un miracle pourrait vous frapper.
Ecouter les inconnus dans les lieux publics
Coup d’arrêt. Je me suis dépêché pour ne pas arriver en retard au cinéma, mais me voilà maintenant dans la file d’attente, et je n’avance plus. L’espace de quelques minutes, le tourbillon de l’époque est interrompu. Je ne peux plus me cacher derrière un minable « pas le temps » : le temps, il est là, devant moi, il s’étale, matérialisé par les corps de tous ces inconnus que j’aimerais dépasser pour acheter mon ticket au plus vite. Je ne peux prendre l’excuse classique de la multitude : ils ont beau être plusieurs dizaines, je ne puis ignorer le rapport particulier qui me lie sans que je le veuille à mes voisins de devant et de derrière. Je n’ai plus le choix : je suis dans l’un des rares espaces réellement publics encore épargnés par le cloisonnement individualiste, je dois affronter l’Altérité.
En temps normal, je suis bien plus à l’aise avec ce que l’on appelle les « espaces publics ». L’accélération du tempo de la vie me dispense de prêter une quelconque attention aux gens avec qui je les partage : ils sont trop nombreux pour que j’accorde à chacun l’égard qu’il mérite, alors je préfère les ignorer tous. Je prends mon mal en patience, un peu gêné par ces inconnus qui piétinent devant moi – notre commune condition d’humains nous commanderait de nous parler. Quand un gamin me grille la priorité en passant sous les rubans, quand une vieille mégère tente discrètement de se faufiler devant moi où quand un groupe de 25 abrutis me passe devant sous prétexte de rejoindre leur « pote » au guichet, ma colère s’arrête aux portes de mes lèvres, et je suis incapable de piper mot. J’ai l’impression que ce serait aussi utile que de crier à travers un hublot d’avion.
Le miracle
Mais soudain, l’Altérité me dynamite les tympans. Deux voix féminines viennent caresser ma nuque. Je comprends très vite qu’il s’agit de deux amies. Elles discutent ; je suis bêtement fasciné. Je ne tourne pas la tête. Je suis scié sur place par le miracle de l’altérité, terrorisé à l’idée de pouvoir y mettre fin par le moindre geste. Non, je ne suis pas complètement taré. Réfléchissez deux minutes : avez-vous souvent l’occasion d’écouter la conversation de deux parfait(e)s inconnu(e)s autrement que par bribes infimes récoltées au détour d’un passage piéton ou d’une caisse de magasin ?
Le film commence dans un quart d’heure, et la queue n’avance pas. Qu’importe. Je savoure intensément chaque seconde d’attente qui s’égrène devant mes yeux ravis. Je reste stoïque, tentant de jouer du mieux possible le rôle du sourd. Surtout, ne pas faire le moindre mouvement de tête en direction de la source bénite de leurs paroles.
Au cinéma… hors de la salle
Elles ne disent rien de formidable, non. Mais pendant ces quelques minutes que va durer ma cohabitation silencieuse avec leur conversation, j’aurais vécu une tranche de vie d’inconnues absolues. Sans a priori, sans l’injonction habituelle de la contenance et du répondant que réclament les conversations entre amis. Tiens, l’une vient de dire c’était le premier film de l’acteur principal. Bien sûr que non, mais vais-je la corriger ? L’autre demande à sa copine si elle connaît le nom du réalisateur ; elle sèche ; moi, je sais ; vais-je en profiter pour me tourner vers elle et embrayer par quelque chose du style « je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter votre conversation… » ? Non, je suis absolument passif, déjà dans mon rôle de spectateur comblé avant même de pénétrer dans la salle de cinéma. Je contemple ce qui est autre sans même avoir à quitter la réalité.
A leur voix, j’essaie d’imaginer leur visage, leur corpulence, leur personnalité, j’essaie de les ranger dans une case, de les rattacher à quelqu’un je connais. Bref, je dévore un livre à voix haute. J’imagine. Je retrouve une curiosité pour autrui que la vie en société a bien malheureusement estompé. Je prends soudain conscience de la formidable magie du hasard qui a guidé les trajectoires de vie de ces deux inconnues vers le même endroit que moi. Nous aurions très bien pu ne jamais nous croiser, et nous n’en apprécions pas d’autant plus la valeur de notre non-rencontre… Nous qui cohabitons dans ce même monde, ce même pays, cette même ville, ces mêmes lieux, sans même nous connaître, sans en avoir la curiosité. Cette queue de cinéma est comme une fête des voisins que l’on organiserait après des années d’indifférence mutuelle : on ne rattrapera pas les années, alors on se contente d’attraper la balle de l’altérité au vol du temps.
L’homme préhistorique ne s’étonnait-il pas quand il croisait un semblable inconnu sur une terre qu’il pensait être le seul à habiter ? N’était-il pas curieux de connaître cet être à l’apparence similaire, qui partageait certainement les mêmes pensées, mais qui était autre ? Nous avons perdu cette candeur. Nous nous avérons incapables de soupeser le poids de la vie humaine. Nous avons oublié le sens du pacte social – conclu des siècles en arrière et depuis lors tacitement reconduit – qui nous fait vivre en communauté. L’admiration des merveilles de la vie et autres, nous l’avons cantonnée au cinéma – à la fiction, tout du moins –, alors qu’elle nous entoure. L’espace de quelques instants, dans cette queue, je l’ai retrouvée.
J’approche du guichet. Dans quelques secondes, je m’écarterai et j’aurai tout le loisir de contempler les visages des deux inconnues avec qui j’ai passé vingt minutes et que je ne reverrai certainement jamais. J’hésite. Dois-je tourner mon regard vers le soleil qui m’a fait comprendre que j’étais dans une caverne ? J’ai peur d’être déçu. Que cela ne corresponde pas. Comme dans l’adaptation d’un roman chéri au cinéma.

mercredi 19 octobre 2011

Là où trône la raie

N’avez-vous jamais remarqué comme tous les proverbes qui évoquent le cheveu nous parlent d’une gêne ou d’un embarras quelconque ? On trouve « comme un cheveu sur la soupe » pour signifier l’imprévu et l’indésirable ; « tiré par les cheveux » pour dénoncer l’absurdité d’une proposition ; « avoir un cheveu sur la langue » pour désigner un zézaiement parfois mignon, souvent ridicule, et toujours problématique ; « couper les cheveux en quatre », et j’en passe. A croire qu’il vaut mieux laisser le cheveu tranquille, non ?
Êtes-vous encore encore dupe du mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature ?
Êtes-vous encore encore dupe du mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature ?
Le coiffeur
Lundi matin, neuf heures vingt-quatre : je suis devant l’antre du coiffeur. J’ai tenu presque six mois, fuyant l’échéance comme un bandit en cavale, mais mes cheveux ont tant poussé qu’ils ont fini par cerner mon visage. La Société s’est mise à me jeter ses regards inquisiteurs, et, n’en pouvant plus, a dépêché son shérif hystérique – ma mère – pour me pourchasser de sa terrible injonction : « Rendez-vous ! » . J’ai préféré le prendre aux aurores pour échapper à d’éventuelles rencontres sur le chemin du retour ; j’aurais bien emporté un bonnet, mais il fait beaucoup trop beau. Bon, allez, quand faut y aller…
A peine ai-je entrouvert la porte vitrée qu’un immense écho de « bonjour ! » me charge. Je réponds timidement en lançant des regards apeurés autour de moi. Ils sont tous là. La coiffeuse, cette presque vieille et son perpétuel sourire ; sa stagiaire, qui s’affaire autour de la machine à café dissimulée je ne sais où dans les coulisses infâmes du salon ; et les bonnes clientes, ces sales momies qui n’ont visiblement rien d’autre à faire que de se lever un lundi pour qu’on leur caresse la permanente-style-caniche qui leur surmonte le crâne. On me dirige obligeamment vers un ensemble de sièges disposés autour d’une table basse située dans un coin de la salle. J’ai chaud, malgré le ventilateur qui bourdonne juste derrière moi.
Le maître des lieux
On pourrait penser le salon de coiffure comme un petit atelier, lieu d’une technicité discrète contribuant à un certain maintien de l’esthétique citoyenne, mais ce serait céder au mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature. Ces prétendant(e)s en puissance qui viennent par plaisir maximiser leur capital beauté – ou par nécessité se le faire tondre – se soumettent, dès leur arrivée, à l’autorité suprême du maître des lieux. Ils constituent sa cour, piaillent là comme autant de nobliaux désireux de plaire, impatients d’apprendre la dernière rumeur, trépignant de découvrir la dernière mode. La radio qui beugle la dégénérescence du monde sur un rythme pop depuis la petite chaîne hi-fi disposée près du comptoir fait office d’orchestre ; les glaces un peu crasses qui transforment le groupe en foule et multiplient les lumières sont autant de miroirs qui étirent l’espace à l’infini, le tordent aux dimensions des palais de la Renaissance. Perruques, fards, maquillages, masques ; poudres, parfums, colorants ; myriades de breloques, cascades de colifichets : tout l’arsenal de l’apparaître s’étale derrière les vitrines et sur les étagères minuscules, merveille d’un musée du superficiel.
Les yeux croisent sur les murs les regards glacés de poupées séduisantes, muses éthérées flottant dans les hauteurs de la pièce comme la richesse dans l’esprit du pouilleux, images inaccessibles mais vers lesquelles on s’efforce de tendre. On en trouve aussi pléiade dans les magazines laissés à disposition : se sont les ‘tops’, les ‘modèles’, que le coiffeur a disposé un peu partout autour de ses sujets pour leur prouver que la coiffure est un art qu’il est capable d’exercer parfaitement. Roi au milieu de cet ersatz contemporain de cour, fort des marques de son pouvoir (un diplôme accroché ici ou là, des cartes de visite, un agenda toujours plein), il égrène ses ordres en feignant d’être notre obligé : « vous passez au shampoing ? », « vous venez avec moi ? ». On obéit avec un mélange de joie et d’appréhension, car, d’un geste ample de son ciseau, on sait qu’il est capable d’élever le pantin au-dessus de sa condition ou de réduire l’homme de pouvoir en simple laquais à la merci des plaisanteries. Thaumaturge, démiurge, il est un peu plus que le simple monarque : c’est un Dieu évoluant dans un paradis de strass.
Le Bouffon
« Monsieur, c’est à nous !». Par la malepeste, on m’appelle. Maillot blanc ultra-moulant, col ouvert en V découvrant le glabre d’une poitrine vraisemblablement épilée, jean taille basse : il me présente cette espèce de blouse très ample dans laquelle on doit se glisser pour éviter d’être recouvert de cheveux. Je le suis jusqu’aux bacs, tout étonné de ne l’avoir pas remarqué auparavant. Entre les exagérations de son déhanché et l’emphase coulante qu’il donne au moindre de ses gestes, c’est tout un spectacle qui a surgi de nulle part. Je pouffe intérieurement : la Cour a trouvé son Bouffon. C’est tout de même incroyable comme les stéréotypes s’imposent là-dedans… Je ne leur donne jamais de crédit mais là, je suis face à l’expérience-limite, en plein dans la caricature de la féminité. Il essaye de faire la conversation mais je ne parviens pas à me concentrer dans la déferlante de trop. Trop d’application au bout de ses doigts boudinés qui glissent le long de mes tempes avec une langueur dont je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est professionnellement injustifiable ; trop de spots sur le plafonnier qui m’empêchent de garder les yeux ouverts (et si je ferme les yeux, ne va-t-il pas imaginer que je succombe à ses charmes ?) ; trop d’hystérie contrôlée dans les aigus de sa voix. Trop long. Trop excessif. Enfin, il finit par couper l’eau ; puis, il m’enfonce une serviette dans les profondeurs de l’oreille en la faisant tourner légèrement. Coquin d’explorateur. C’est qu’il hésiterait presque à me donner la main pour m’emmener jusqu’à l’échafaud, tout là-bas, devant le miroir. Je frémis.
C’est toute une épreuve de se regarder bien en face, tout humide, nageant dans tablier ridicule, le cou coincé dans une bavette en plastique et entouré d’inconnus braillards. C’est comme si l’on voulait nous emmener à un état zéro de nous-mêmes pour d’ores et déjà nous rassurer : vu la tronche, on ne risque pas de vous louper. Je sais qu’il va me demander ce que « je veux » alors que sa puissance de conceptualisation ne dépasse pas celle du lamantin affamé ; aussi, et c’est paradoxal, je lui assure que je lui « fais confiance ». Pas trop court, c’est tout. C’est toujours moins horrible quand c’est encore un peu long, c’est toujours une avance de prise sur un retour à la normale. Le type commence à officier avec son ciseau. Il tourne autour de moi et je peux sentir son bassin se presser contre mon dos. J’ai l’impression qu’il se frotte. Il tente de faire diversion en me demandant si je suis du coin. Je réponds oui. Je réponds oui à presque toutes ses questions, du moins j’essaye de les faire les plus brèves possibles, car je crains qu’il ne sacrifie sa concentration à l’ouvrage pour traiter le sujet – certes vital – de la pluie et du beau temps. Tchic Tchic. Les mèches s’effondrent petit à petit. Tchic Tchic. Je sens le souffle de mon tortionnaire réchauffer ma nuque. Il ne peut s’empêcher de fredonner le dernier air à la mode que crachotte la radio. Tchac. Cette puissance prestidigitatrice tout de même. Lui, perdu dans les arcanes de sa magie, avec son peigne et son haleine mentholée, est en train de redéfinir mon identité visible. Pourtant je n’arrive pas à savoir quel sera le rendu final de son ouvrage. J’ai peur. Je sais qu’à la première minute de la rencontre avec le nouveau moi mes amis et les autres – surtout les autres – jugeront. C’est drôle comme le regard d’inconnus peut prendre de l’importance après un passage chez le coiffeur. Sûrement parce qu’on s’imagine qu’ils constituent un réservoir d’évènements en puissance, et qu’on réduit dramatiquement nos chances que ceux-ci soient positifs lorsqu’on affiche la face d’un monstre libidineux à tendance meurtrière (oui, on exagère toujours un tantinet les conséquences d’un passage jugé « loupé » chez notre ami le toiletteur).
A sa merci
Diantre. Il vient de soupirer. L’hybride dévorateur de ma précieuse personnalité vient de soupirer. Pourtant, il est tôt, il ne peut pas être déjà fatigué. A moins que… mon cortex débridé projette des images de ce que peuvent être les soirées d’été d’une libido dégénérée libérée de sa prison de jean taille XS. Non, stop. Ne cédons pas à la panique. Tout le monde craint d’offenser son coiffeur par une attitude déplacée qui lui servirait de prétexte à un saccage en règle de notre moumoute adorée. C’est d’ailleurs pour cette raison précise qu’on s’épuise à lui livrer les détails insignifiants de notre vie privée. C’est aussi pour cela qu’on reste coincés dans une immobilité quasi-totale – tout juste si l’on ose rouler les yeux jusqu’à de la vieille d’à côté, qui croule sous des bigoudis dégoulinants de colorant. La posture est tout à fait extrême : spatialement situés sous le coiffeur, symboliquement captifs du réseau de miroirs qui nous isole dans un système de surveillance panoptique, mais aussi d’une opération faite de lames, de rasoirs et de découpes qui nous tétanise, nous sommes absolument soumis au totalitarisme du coiffeur. Même le plus riche homme d’affaire ou la plus affriolante des stars américaines doit aliéner sa liberté pour passer entre les mains de son petit tyran. Quel beau paradoxe : il faut taire sa personnalité au moment même ou l’on cherche à la magnifier. Le fait même que seul le coiffeur sache (du moins, on l’espère) ce qu’il va faire de notre chevelure durant ce laps où nous sommes transformés en une sorte de statue inanimée est anti-démocratique. Plus de citoyens dans le salon, seulement des animaux en proie au bon vouloir de leur maître. N’est-ce pas là un trop grand pouvoir abandonné aux mains d’une secte si minuscule ?
Mon ami a saisi le gros blaireau pour nettoyer mes épaules et mon visage. Comment ? Serait-ce déjà la fin? Il allume un imposant séchoir à cheveux et entreprend de donner de l’allure aux ruines flambant neuves de mon ancienne coupe. Trop court. Je l’avais pourtant prévenu. Il aura suffit d’une raie pour me faire une tête de cul. Il me demande si je souhaite du gel sans pouvoir réprimer un rictus machiavélique. Je me mets à transpirer. Si je refuse, il pourrait s’offusquer et me punir lors d’une ultime retouche en guillotinant ma pauvre oreille ; mais si j’ai la faiblesse d’accepter, il sculptera à coup sûr une immonde construction dont j’aurai bien du mal à me débarrasser. Je repousse son offre et tente d’esquisser un sourire. Une ombre passe derrière son regard bovin : qui suis-je pour lui retirer le plaisir de perfectionner son ouvrage ? Il attrape une petite glace d’un geste vif et la place derrière ma nuque. Le moment est toujours relativement comique. Le coiffeur nous interroge silencieusement, dans notre dos. Il attend que l’on acquiesce ce qui n’est que le reflet d’un reflet, une image démultipliée et balancée de tous côtés comme dans un manège déchainé provoquant une irrésistible envie de vomir. Le salaud. Il croit remplir un devoir de transparence en nous dévoilant la face cachée de notre tête, il ne fait qu’amplifier le désastre. Moi qui avais peur de rencontrer des gens, j’aurais désormais aussi peur qu’ils me dépassent. Par devant, par derrière, il m’a troué, ce salaud, et il en est fier. Je hoche la tête négligemment.
C’est le moment de disparaitre. On se lève en essayant d’ignorer l’appel des glaces, pour éviter de se faire du mal et de trop grimacer une fois arrivé devant la caisse. On se laisse encore le bénéfice du doute. J’entends une voix au loin qui me propose une carte de fidélité. De fidélité. Comme si subir la hache de son bourreau n’était pas suffisant, on demande allégeance au supplicié. Je refuse en tendant mécaniquement ma carte de crédit. Dix-sept euros et cinquante centimes. Je compose le code et pars sans attendre le ticket. Je n’ai plus qu’une chose en tête : prendre une bonne douche, pour voir si la catastrophe est réversible dans quelque mesure.

samedi 8 octobre 2011

L'électro, grande soupe populaire du XXIème siècle

Comment la nouvelle génération peut-elle se retrouver dans une musique si répétitive et si peu rebelle, au contraire de ses aînés ? La réponse est simple : l'électro est le communisme du XXIème siècle.
 Pourquoi l'électro entraîne-t-elle la jeunesse ?
Pourquoi la musique électro entraîne-t-elle la jeunesse du XXIème siècle ?
La musique électro
Le XXème siècle est né dans le vacarme des bombes. Le XXIème est train de mourir à petit feu dans le silence assourdissant des « booms booms » de la « musique » électronique.
A-t-on l’imprudence de passer devant une télévision, d’allumer une radio, d’entrer dans un bar ou de ne pas se faire refouler d’une boîte du nuit, et là voilà qui surgit, implacable et imperturbable, la musique électronique commerciale – également surnommée par la foule de ses intimes « techno », « house », « électro » ou « clubbing »[1]. Déjà populaire depuis un certain temps, elle s’est désormais donné pour mission d’aspirer toutes ses consœurs : autrefois dotés d’une identité forte et d’une singularité revendiquée, rap, R’n’B et pop music en sont aujourd’hui réduits à se doter de basses répétitives et de rythmiques « dansantes » pour continuer à vendre [erratum : à être téléchargés]. Même le rock aurait tendance à se laisser tenter par une dérive « électro », comme l’illustre le parcours récent de certains groupes de légende…
Et pourtant, ils dansent…
Face à ce raz-de-marée, les digues récitent leur dernière prière : les « vrais » musiciens crient au scandale, les maisons de disque s’excusent hypocritement d’être contraintes de suivre la marche, et les parents se plaignent de ces basses monotones qui se faufilent le long des murs de la maison et du quartier pour violer les oreilles sur lesquelles ils aimeraient dormir. Et pourtant, les jeunes, eux, dansent.
Au crédit de cette « génération »[2] tant décriée, la musique électronique est le seul courant artistique qu’elle ait jamais enfanté et, pour être franc, peu ou prou le dernier apparu dans notre société depuis une bonne vingtaine d’années[3] : peut-on lui en vouloir de le mettre en valeur ? Non. Mais enfin, comment ces jeunes de tous âges peuvent-ils accepter le dévoiement d’un mouvement musical autrefois si créatif en une gigantesque soupe populaire vidée de sa substance ? Pourquoi sont-ils incapables de faire autre chose que de tourner en rond en remixant des remixes de remixes généralement déjà inspirés de morceaux préexistants ? Au fond, comment se fait-il que la techno les entraîne ?
Les non-initiés doivent tout d’abord comprendre que, dans la techno, tout se joue sur le refrain. Le reste n’est qu’un prélude, une mise en bouche, une distanciation volontairement languissante du tant attendu morceau central censé faire danser jusqu’à nos neurones. C’est à ce moment crucial qu’apparaissent les fameuses basses répétitives : ne faisant généralement que souligner le thème musical préexistant, elles sonnent le glas de la réalité et le cri de ralliement des corps en transe au royaume rassurant – car sans imprévus – du stroboscope.
A la recherche du pouls perdu
Ce tournant est tout à la fois le coup d’envoi de l’ivresse hédoniste et le signal de détresse d’une masse d’individualités atomisées qui cherchent à instaurer entre eux une éphémère communion grâce au lien invisible des « booms booms ». Au fond, la mélodie monochrome de basses qui sous-tend chaque morceau de techno n’est qu’une manière de s’assurer que le pouls de la foule bat encore. Le volume exagéré de la musique et la superposition de rythmiques en échos veut seulement nous faire croire à la multitude, comme si un orchestre entier nous entourait, nous renvoyant par là-même à l’image de ces millions de clubbers qui dansent en même temps aux quatre coins du monde. La référence permanente à soi-même et à l’écoute que l’on trouve dans les paroles de ces morceaux – on ne peut généralement pas faire l’économie d’un « on the dancefloor » et d’un « clap your hands » toutes les deux phrases – et l’orgasme collectif provoqué par un DJ qui prononce en « mixant » le nom du lieu dans lequel il y se trouve – « big up for Nevers ! » – illustrent à l’envi ce besoin permanent de la foule d’être rassurée par sa propre présence.
Par une grande illusion collectiviste digne des plus belles années soviétiques, la techno se veut donc un vaccin contre l’abandon. Plus généralement, en scellant un pacte avec la foule, le bruit est devenu le remède contemporain contre la solitude – rave parties, technoparades, apéros géants, clameur planétaire incessante des réseaux sociaux et invasion du quotidien par le mp3 en sont quelques illustrations.
Alors on danse…
Toutefois, pour que l’immatérialité d’un son fédère les corps, il manque une passerelle entre les deux, et elle est vite trouvée : la danse. Et au cas où le message serait mal passé, quelques paroles étrangement métalliques viennent régulièrement réitérer l’injonction à la danse unanime au cours du refrain :
« Elle me dit : "Danse ! Pourquoi tu gâches ta vie ? […] Faudrait que tu te réveilles" » Mika – Elle me dit
« Alors on sort pour oublier tous les problèmes. […] Alors on danse… » Stromae – Alors on danse
La danse de club n’est que la concrétisation physique de cet idéal collectiviste de communion égalitaire et indifférenciée : une danse sans codes, désordonnée et désarticulée, qui ouvre la voie à un oubli de soi et de la société. Dans la fureur des mouvements désordonnés, on ne distingue plus qui sait danser ou non, qui est noir ou blanc, qui est friqué ou pouilleux, qui lit Baudelaire ou regarde W9, qui dirige le monde ou en fait les frais. Les adorateurs païens de la musique électronique que sont les clubbers sont à la recherche d’un paradis perdu où l’instinct et la spontanéité régnaient en maîtres.
Collectivisation des biens de divertissement
Cet irrésistible appel collectiviste à l’égalité de tous se retrouve dans les « booms booms » qui rythment ces grandes manifestations populaires du dancefloor : de loin, une fois les aigües éliminées, la techno se résume à ce bruit de fond uniforme, cette constante niveleuse, cette valeur sûre à laquelle se raccrocher à tout moment. Le « boom boom » est la devise d’un régime musical en autoplagiat permanent où les DJ sont des rois constamment renversés par le remixage d’œuvres – où, devrais-je dire, de refrains – hors de portée du droit de propriété. Dans le royaume du dancefloor, la musique est un bien commun et le pouvoir de courte durée, car le serf peut aisément piquer la couronne du souverain.
Il est donc permis d’espérer qu’à l’instar de tous les autres grands projets collectivistes péremptoires, la dictature du peuple du dancefloor n’aura été qu’une malheureuse parenthèse de l’Histoire.


[1] Désarmé face à une telle débauche sémantique, je me contenterai dorénavant d’utiliser le terme « techno » pour différencier cette grande soupe d’autres courants musicaux électroniques moins commerciaux qui méritent tout notre respect.
[2] Le mot génération est peut-être un peu faible pour décrire cet amas à géométrie variable des « jeunes » qui, disons-le franchement, s’étend de la petite dizaine d’années à l’aube timide de la quarantaine.
[3] A ce sujet, lire cette interview de Daniel Ichbiah : « Internet a créé une société du recyclage et de la nostalgie »

lundi 3 octobre 2011

Loin des yeux, loin du coeur ?

L’auteur a écrit sous la contrainte d’un pistolet mitrailleur, d’une batte de baseball en acier trempé et du tic-tac hypnotisant d’une bombe à retardement réglée sur douze minutes et quarante-trois secondes. Les vapeurs d’eau de rose qui  réchappe de la mélasse étalée ci-après lui dévorent encore les yeux à l’heure qu’il est. Ne comptez pas sur lui pour assumer la faute.
La distance en amour
Et voilà. L’être adoré s’éloigne, emportant avec lui le goût sucré du quotidien partagé et ses plus intimes perspectives. La Distance s’est alliée au Destin pour nous l’enlever sans que nous n’ayons pu rien tenter. Nous voici seuls, perdus dans ce jour anonyme pour le monde et si cruel pour nous. Seuls, qui regardons la voiture disparaître au coin de la rue avec ce petit crissement habituel des pneus sur l’asphalte encore humide de rosée.
Seuls. Un soupir s’échappe qui interroge le silence de la chambre : comment supporterons-nous la séparation ? Il retombe doucement sur les lattes un peu ternes du parquet, feuille morte annonçant les frissons de l’hiver. D’où venait-il ? Nous n’en savons rien. Plus rien n’importe aux fantômes solitaires que l’ennui du présent et le décompte mortel des jours. Encore un an. Un an à hanter les souvenirs et à surveiller le courrier, à guetter des signes de vie, des nouvelles, des indices d’une existence scintillant à la surface du globe comme une étoile au fond d’une galaxie, inaccessible et pourtant bien réelle.
Lentement, nous nous dirigeons vers notre fauteuil, l’air pensif. La distance n’est-elle que cet espace imposé entre deux-êtres ? L’amant qui sait l’objet de ses désirs tout proche de lui ne voit pas les quelques ruelles qui les séparent, mais il tremble en pensant au rendez-vous du lendemain ; le pauvre ne sait pas encore que le père de sa belle, hostile à ses aimables intentions, l’a enfermée à double tour à des centaines de lieux hors du pays. Lorsqu’il apprend la nouvelle, il fulmine, il panique, il s’attriste enfin. La distance a déplacé son rêve dans une impénétrable enceinte : l’amant aura beau faire, son esprit échauffé  butera sans cesse contre ces murailles qu’elle a bâti entre lui et sa bienaimée. 
Notre regard se pose sur la commode juste en face, où sourit une photographie. Si le galant souffre la distance uniquement lorsqu’elle implique une durée signifiant l’absence de tout contact physique, c’est que, finalement, il a peur de cette durée, et non de la distance elle-même. Cette distance, tellement honnie par les couples de la planète, ne serait donc pas un espace proprement physique, mais plutôt l’acte de naissance d’un manque enflant avec les précipices du calendrier. L’absence de l’être aimé entremêlerait l’Espace et le Temps, dessinant aux yeux des amoureux des horizons insaisissables et angoissants. Aussi leur torture, cette distance épaisse de dimensions inconnues, ils ne l’estimeraient pas en unités de longueur, mais plutôt en profondeur de manque.
Cela ne nous suffit pas. Le manque est là, à l’intérieur, vertigineux et dévorant. Il nous faut trouver la source de vie de ce démon ricanant pour tenter de l’apprivoiser. Après tout, le téléphone, l’Internet et les lettres abolissent l’espace : nos amoureux peuvent s’atteindre. Ils peuvent même se voir à travers les écrans. Malheureusement, ceux-là promettent plus que ce qu’ils sont réellement. On a beau salir leurs vitres de nos baisers, on ne les traversera jamais : ce ne sont que des prisons crasses décorées de l’image du paradis.  Une fois le combiné raccroché, la connexion avortée, le souffle glacial de la solitude continuera de balayer les cruelles étendues de la réalité. Nous nous levons pour saisir le cadre où sourit toujours ce visage, en caressons la courbe délicate.  Au moins, si ce ne sont que des mots et des images, elles permettent de ne pas s’oublier, n’est-ce pas ? Un frémissement nous parcourt l’échine. L’amant… Il jure comme le chevalier Guigemar à sa Dame[1] :
« Que je n’éprouve plus jamais joie ni paix
Si jamais je me tourne vers une autre femme !
N’ayez aucune crainte à ce propos ! »
Qui, toute émue, lui ordonne :
« – Ami, donnez moi un gage !
Remettez-moi votre tunique. »
Les galants du monde connaissent bien ce genre de présent, octroyés d’un mot doux ou dérobés subrepticement, qu’ils chérissent dans le calme de leur exil – ils s’enivrent du parfum d’un foulard, serrent entre leurs doigts amaigris l’étoffe d’un souvenir… Leur imagination travaille, tout devient suggestion, prétexte à comparaison, la nature leur semble une collection infinie de couples parfaits, de sublimes symétries, et eux, peu à peu, réalisent en rougissant leur imperfection. Ils se mettent à chanter leur moitié volée par la fatalité, trouvent dans la contradiction des fondements à leur amour, qui existe envers et contre tout, ordre naturel ou ordre social. Ce sont les premiers temps de l’imagination, pendant lesquels elle console en emplissant le quotidien de signes inespérés ; mais voilà, son emphase finit toujours par déborder sur les ombres du monde. On entend, ici ou là, de terribles histoires de séparation ; on observe comment, après un pathétique soubresaut de température, l’eau se met à bouillir ; on apprend que les continents eux-mêmes s’affaissent sous les coups des marées et du temps ; et l’on finit par admettre qu’un simple  grain de sel peut dérégler le goût. C’est l’avènement du doute. La distance-durée se peuple de vils prétendants, tous parfaits, qui courtisent dans une danse incessante notre promise, dont la mémoire parait subitement raccourcie.
      Je repose le cadre d’un geste vif et me retourne vers la fenêtre. Va-t-elle me tromper ? La distance amène ses durées, mobilise la mémoire et entraîne l’imagination ; à son tour, celle-ci fomente le doute, et ce doute nous libère peu à peu de nos gages… Dans le « si elle me trompe », on assassine bientôt le « si », sur la base d’indices tous plus absurdes les uns que les autres à les considérer froidement, et ce meurtre nous ménage de nouveaux espaces de liberté : elle me trompe – pourquoi pas moi ? Ce conditionnel, qui résume à lui seul toutes les angoisses et toutes les espérances, est au cœur de la problématique de la distance. Il ébranle brutalement les bases du sentiment amoureux : si j’aime véritablement, ai-je le droit de douter ? Ai-je le droit d’être jaloux ? Répondre par l’affirmative, c’est regrouper les germes du désamour et de l’amour dans une seule et même enveloppe ; c’est admettre qu’il ne puisse pas durer parce qu’il s’alimente en partie de contradictions et d’incertitude. Répondre par la négative, c’est jeter l’anathème sur la jalousie et ses séductions ; on sent bien que cette proposition entre en conflit intime avec notre nature. 
         Ces réflexions m’exaspèrent. Elles semblent ne pouvoir conduire qu’à la béatitude mièvre ou au cynisme triomphant, aux actes insensés (Dante a bien traversé les cercles de l’Enfer pour rejoindre Béatrice, pourquoi ne partirais-je pas immédiatement à la poursuite de celle que j’aime ?) ou à la passivité totale. Evidemment, elles me viennent de cette distance qui, d’heure en heure, s’agrandit entre moi et le tendre objet de mon désir. Je lui donne mon amante et elle, en échange, m’offre des supplices. La seule certitude qu’il me semble pouvoir capturer, dans ce bouillon de préjugés, de soupçons, d’interrogations, de contraintes, d’espoirs et d’envies, est qu’on ne peut se passer indéfiniment de « l’adorable personne charnelle »[2]. On a besoin de sa présence, de sa profondeur, de sa chaleur ; il nous faut la voir dans son environnement, afin de museler une imagination trop prompte à le meubler de ses aboiements péremptoires. Peut-être. Peut-être.
         Et pourquoi ne pas suivre l’exemple de ce bon Tanié qui, par amour pour Mme Reymer, accepte de s’en aller aux îles pour une dizaine d’années afin de se faire une situation et qui, au moment de son départ, la délivre de ses engagements en ces termes : « Vous êtes environnée de gens qui cherchent à vous plaire. Je vous rends vos promesses ; je vous rends vos serments. Voyez celui d’entre ces prétendants qui vous est le plus agréable ; acceptez-le, c’est moi qui vous en conjure… »[3]. Libérer le corps de sa promise pour éliminer les angoisses liées à ses pulsions primitives, quelle manière efficace de purger l’amour des jalousies naturelles ! Lui intimer de ne pas censurer son corps pour qu’elle me conserve son esprit, voilà peut-être une façon de supporter la distance. Ce pourrait même être un moyen de désamorcer des curiosités malheureuses, en leur ôtant le goût de l’interdit. Oui… Libérer son corps à d’autres selon son envie… pour qu’elle ne puisse plus me tromper. Cependant, on a déjà vu des compagnons occasionnels s’enamourer sur l’oreiller, et… Qu’est-ce que ? On frappe en bas. Sûrement la bonne.

***

J’ai perdu le fil de mes pensées, et je réalise que, sans cette distance, je ne les aurais certainement jamais effleurées. Comme tous ces couples qui ne se quittent jamais, j’aurais subi au jour le jour un sentiment sans en savourer toute les nuances ; et, un soir, il se serait envolé, nous laissant, moi et mes larmes, chercher dans la misère de trop maigres explications. Je crois qu’il faut se moquer de tous ceux-là qui vacillent à l’idée d’une séparation éphémère ; ils se pensent très amoureux alors qu’ils n’assument en rien le poids de leurs sentiments. Oui, ces pauvrets-là, ce n’est pas la distance qui les effraie, c’est l’Amour, tout simplement.


[1] Ces quelques vers sont extrait d’un lais de Marie de France intitulé Guigemar (XIIe siècle).
[2] Ces mots sont de Baudelaire, dans une lettre à Marie X.
[3] On trouve ce passage à l’intérieur de ‘Ceci n’est pas un conte’, dans les Contes et entretiens de Diderot. L’auteur tient à préciser que son narrateur omet naturellement le contexte dans lequel Tanié prononce ces mots, et les desseins de Diderot.