lundi 31 octobre 2011

Mon quart d’heure délicieux dans la file d’entente

Croyez-le ou non, il est possible d’être au cinéma sans même rentrer dans la salle obscure : il suffit de tendre l’oreille dans la file d’attente et de s’ouvrir au miracle de l’Autre. Sans le savoir, des inconnus nous offrent des tranches de vie formidables et nous permettent de repenser les fondamentaux de la vie en société.
Tendez l'oreille dans la file d'attente : un miracle pourrait vous frapper
Tendez l'oreille dans la file d'attente : un miracle pourrait vous frapper.
Ecouter les inconnus dans les lieux publics
Coup d’arrêt. Je me suis dépêché pour ne pas arriver en retard au cinéma, mais me voilà maintenant dans la file d’attente, et je n’avance plus. L’espace de quelques minutes, le tourbillon de l’époque est interrompu. Je ne peux plus me cacher derrière un minable « pas le temps » : le temps, il est là, devant moi, il s’étale, matérialisé par les corps de tous ces inconnus que j’aimerais dépasser pour acheter mon ticket au plus vite. Je ne peux prendre l’excuse classique de la multitude : ils ont beau être plusieurs dizaines, je ne puis ignorer le rapport particulier qui me lie sans que je le veuille à mes voisins de devant et de derrière. Je n’ai plus le choix : je suis dans l’un des rares espaces réellement publics encore épargnés par le cloisonnement individualiste, je dois affronter l’Altérité.
En temps normal, je suis bien plus à l’aise avec ce que l’on appelle les « espaces publics ». L’accélération du tempo de la vie me dispense de prêter une quelconque attention aux gens avec qui je les partage : ils sont trop nombreux pour que j’accorde à chacun l’égard qu’il mérite, alors je préfère les ignorer tous. Je prends mon mal en patience, un peu gêné par ces inconnus qui piétinent devant moi – notre commune condition d’humains nous commanderait de nous parler. Quand un gamin me grille la priorité en passant sous les rubans, quand une vieille mégère tente discrètement de se faufiler devant moi où quand un groupe de 25 abrutis me passe devant sous prétexte de rejoindre leur « pote » au guichet, ma colère s’arrête aux portes de mes lèvres, et je suis incapable de piper mot. J’ai l’impression que ce serait aussi utile que de crier à travers un hublot d’avion.
Le miracle
Mais soudain, l’Altérité me dynamite les tympans. Deux voix féminines viennent caresser ma nuque. Je comprends très vite qu’il s’agit de deux amies. Elles discutent ; je suis bêtement fasciné. Je ne tourne pas la tête. Je suis scié sur place par le miracle de l’altérité, terrorisé à l’idée de pouvoir y mettre fin par le moindre geste. Non, je ne suis pas complètement taré. Réfléchissez deux minutes : avez-vous souvent l’occasion d’écouter la conversation de deux parfait(e)s inconnu(e)s autrement que par bribes infimes récoltées au détour d’un passage piéton ou d’une caisse de magasin ?
Le film commence dans un quart d’heure, et la queue n’avance pas. Qu’importe. Je savoure intensément chaque seconde d’attente qui s’égrène devant mes yeux ravis. Je reste stoïque, tentant de jouer du mieux possible le rôle du sourd. Surtout, ne pas faire le moindre mouvement de tête en direction de la source bénite de leurs paroles.
Au cinéma… hors de la salle
Elles ne disent rien de formidable, non. Mais pendant ces quelques minutes que va durer ma cohabitation silencieuse avec leur conversation, j’aurais vécu une tranche de vie d’inconnues absolues. Sans a priori, sans l’injonction habituelle de la contenance et du répondant que réclament les conversations entre amis. Tiens, l’une vient de dire c’était le premier film de l’acteur principal. Bien sûr que non, mais vais-je la corriger ? L’autre demande à sa copine si elle connaît le nom du réalisateur ; elle sèche ; moi, je sais ; vais-je en profiter pour me tourner vers elle et embrayer par quelque chose du style « je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter votre conversation… » ? Non, je suis absolument passif, déjà dans mon rôle de spectateur comblé avant même de pénétrer dans la salle de cinéma. Je contemple ce qui est autre sans même avoir à quitter la réalité.
A leur voix, j’essaie d’imaginer leur visage, leur corpulence, leur personnalité, j’essaie de les ranger dans une case, de les rattacher à quelqu’un je connais. Bref, je dévore un livre à voix haute. J’imagine. Je retrouve une curiosité pour autrui que la vie en société a bien malheureusement estompé. Je prends soudain conscience de la formidable magie du hasard qui a guidé les trajectoires de vie de ces deux inconnues vers le même endroit que moi. Nous aurions très bien pu ne jamais nous croiser, et nous n’en apprécions pas d’autant plus la valeur de notre non-rencontre… Nous qui cohabitons dans ce même monde, ce même pays, cette même ville, ces mêmes lieux, sans même nous connaître, sans en avoir la curiosité. Cette queue de cinéma est comme une fête des voisins que l’on organiserait après des années d’indifférence mutuelle : on ne rattrapera pas les années, alors on se contente d’attraper la balle de l’altérité au vol du temps.
L’homme préhistorique ne s’étonnait-il pas quand il croisait un semblable inconnu sur une terre qu’il pensait être le seul à habiter ? N’était-il pas curieux de connaître cet être à l’apparence similaire, qui partageait certainement les mêmes pensées, mais qui était autre ? Nous avons perdu cette candeur. Nous nous avérons incapables de soupeser le poids de la vie humaine. Nous avons oublié le sens du pacte social – conclu des siècles en arrière et depuis lors tacitement reconduit – qui nous fait vivre en communauté. L’admiration des merveilles de la vie et autres, nous l’avons cantonnée au cinéma – à la fiction, tout du moins –, alors qu’elle nous entoure. L’espace de quelques instants, dans cette queue, je l’ai retrouvée.
J’approche du guichet. Dans quelques secondes, je m’écarterai et j’aurai tout le loisir de contempler les visages des deux inconnues avec qui j’ai passé vingt minutes et que je ne reverrai certainement jamais. J’hésite. Dois-je tourner mon regard vers le soleil qui m’a fait comprendre que j’étais dans une caverne ? J’ai peur d’être déçu. Que cela ne corresponde pas. Comme dans l’adaptation d’un roman chéri au cinéma.

mercredi 19 octobre 2011

Là où trône la raie

N’avez-vous jamais remarqué comme tous les proverbes qui évoquent le cheveu nous parlent d’une gêne ou d’un embarras quelconque ? On trouve « comme un cheveu sur la soupe » pour signifier l’imprévu et l’indésirable ; « tiré par les cheveux » pour dénoncer l’absurdité d’une proposition ; « avoir un cheveu sur la langue » pour désigner un zézaiement parfois mignon, souvent ridicule, et toujours problématique ; « couper les cheveux en quatre », et j’en passe. A croire qu’il vaut mieux laisser le cheveu tranquille, non ?
Êtes-vous encore encore dupe du mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature ?
Êtes-vous encore encore dupe du mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature ?
Le coiffeur
Lundi matin, neuf heures vingt-quatre : je suis devant l’antre du coiffeur. J’ai tenu presque six mois, fuyant l’échéance comme un bandit en cavale, mais mes cheveux ont tant poussé qu’ils ont fini par cerner mon visage. La Société s’est mise à me jeter ses regards inquisiteurs, et, n’en pouvant plus, a dépêché son shérif hystérique – ma mère – pour me pourchasser de sa terrible injonction : « Rendez-vous ! » . J’ai préféré le prendre aux aurores pour échapper à d’éventuelles rencontres sur le chemin du retour ; j’aurais bien emporté un bonnet, mais il fait beaucoup trop beau. Bon, allez, quand faut y aller…
A peine ai-je entrouvert la porte vitrée qu’un immense écho de « bonjour ! » me charge. Je réponds timidement en lançant des regards apeurés autour de moi. Ils sont tous là. La coiffeuse, cette presque vieille et son perpétuel sourire ; sa stagiaire, qui s’affaire autour de la machine à café dissimulée je ne sais où dans les coulisses infâmes du salon ; et les bonnes clientes, ces sales momies qui n’ont visiblement rien d’autre à faire que de se lever un lundi pour qu’on leur caresse la permanente-style-caniche qui leur surmonte le crâne. On me dirige obligeamment vers un ensemble de sièges disposés autour d’une table basse située dans un coin de la salle. J’ai chaud, malgré le ventilateur qui bourdonne juste derrière moi.
Le maître des lieux
On pourrait penser le salon de coiffure comme un petit atelier, lieu d’une technicité discrète contribuant à un certain maintien de l’esthétique citoyenne, mais ce serait céder au mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature. Ces prétendant(e)s en puissance qui viennent par plaisir maximiser leur capital beauté – ou par nécessité se le faire tondre – se soumettent, dès leur arrivée, à l’autorité suprême du maître des lieux. Ils constituent sa cour, piaillent là comme autant de nobliaux désireux de plaire, impatients d’apprendre la dernière rumeur, trépignant de découvrir la dernière mode. La radio qui beugle la dégénérescence du monde sur un rythme pop depuis la petite chaîne hi-fi disposée près du comptoir fait office d’orchestre ; les glaces un peu crasses qui transforment le groupe en foule et multiplient les lumières sont autant de miroirs qui étirent l’espace à l’infini, le tordent aux dimensions des palais de la Renaissance. Perruques, fards, maquillages, masques ; poudres, parfums, colorants ; myriades de breloques, cascades de colifichets : tout l’arsenal de l’apparaître s’étale derrière les vitrines et sur les étagères minuscules, merveille d’un musée du superficiel.
Les yeux croisent sur les murs les regards glacés de poupées séduisantes, muses éthérées flottant dans les hauteurs de la pièce comme la richesse dans l’esprit du pouilleux, images inaccessibles mais vers lesquelles on s’efforce de tendre. On en trouve aussi pléiade dans les magazines laissés à disposition : se sont les ‘tops’, les ‘modèles’, que le coiffeur a disposé un peu partout autour de ses sujets pour leur prouver que la coiffure est un art qu’il est capable d’exercer parfaitement. Roi au milieu de cet ersatz contemporain de cour, fort des marques de son pouvoir (un diplôme accroché ici ou là, des cartes de visite, un agenda toujours plein), il égrène ses ordres en feignant d’être notre obligé : « vous passez au shampoing ? », « vous venez avec moi ? ». On obéit avec un mélange de joie et d’appréhension, car, d’un geste ample de son ciseau, on sait qu’il est capable d’élever le pantin au-dessus de sa condition ou de réduire l’homme de pouvoir en simple laquais à la merci des plaisanteries. Thaumaturge, démiurge, il est un peu plus que le simple monarque : c’est un Dieu évoluant dans un paradis de strass.
Le Bouffon
« Monsieur, c’est à nous !». Par la malepeste, on m’appelle. Maillot blanc ultra-moulant, col ouvert en V découvrant le glabre d’une poitrine vraisemblablement épilée, jean taille basse : il me présente cette espèce de blouse très ample dans laquelle on doit se glisser pour éviter d’être recouvert de cheveux. Je le suis jusqu’aux bacs, tout étonné de ne l’avoir pas remarqué auparavant. Entre les exagérations de son déhanché et l’emphase coulante qu’il donne au moindre de ses gestes, c’est tout un spectacle qui a surgi de nulle part. Je pouffe intérieurement : la Cour a trouvé son Bouffon. C’est tout de même incroyable comme les stéréotypes s’imposent là-dedans… Je ne leur donne jamais de crédit mais là, je suis face à l’expérience-limite, en plein dans la caricature de la féminité. Il essaye de faire la conversation mais je ne parviens pas à me concentrer dans la déferlante de trop. Trop d’application au bout de ses doigts boudinés qui glissent le long de mes tempes avec une langueur dont je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est professionnellement injustifiable ; trop de spots sur le plafonnier qui m’empêchent de garder les yeux ouverts (et si je ferme les yeux, ne va-t-il pas imaginer que je succombe à ses charmes ?) ; trop d’hystérie contrôlée dans les aigus de sa voix. Trop long. Trop excessif. Enfin, il finit par couper l’eau ; puis, il m’enfonce une serviette dans les profondeurs de l’oreille en la faisant tourner légèrement. Coquin d’explorateur. C’est qu’il hésiterait presque à me donner la main pour m’emmener jusqu’à l’échafaud, tout là-bas, devant le miroir. Je frémis.
C’est toute une épreuve de se regarder bien en face, tout humide, nageant dans tablier ridicule, le cou coincé dans une bavette en plastique et entouré d’inconnus braillards. C’est comme si l’on voulait nous emmener à un état zéro de nous-mêmes pour d’ores et déjà nous rassurer : vu la tronche, on ne risque pas de vous louper. Je sais qu’il va me demander ce que « je veux » alors que sa puissance de conceptualisation ne dépasse pas celle du lamantin affamé ; aussi, et c’est paradoxal, je lui assure que je lui « fais confiance ». Pas trop court, c’est tout. C’est toujours moins horrible quand c’est encore un peu long, c’est toujours une avance de prise sur un retour à la normale. Le type commence à officier avec son ciseau. Il tourne autour de moi et je peux sentir son bassin se presser contre mon dos. J’ai l’impression qu’il se frotte. Il tente de faire diversion en me demandant si je suis du coin. Je réponds oui. Je réponds oui à presque toutes ses questions, du moins j’essaye de les faire les plus brèves possibles, car je crains qu’il ne sacrifie sa concentration à l’ouvrage pour traiter le sujet – certes vital – de la pluie et du beau temps. Tchic Tchic. Les mèches s’effondrent petit à petit. Tchic Tchic. Je sens le souffle de mon tortionnaire réchauffer ma nuque. Il ne peut s’empêcher de fredonner le dernier air à la mode que crachotte la radio. Tchac. Cette puissance prestidigitatrice tout de même. Lui, perdu dans les arcanes de sa magie, avec son peigne et son haleine mentholée, est en train de redéfinir mon identité visible. Pourtant je n’arrive pas à savoir quel sera le rendu final de son ouvrage. J’ai peur. Je sais qu’à la première minute de la rencontre avec le nouveau moi mes amis et les autres – surtout les autres – jugeront. C’est drôle comme le regard d’inconnus peut prendre de l’importance après un passage chez le coiffeur. Sûrement parce qu’on s’imagine qu’ils constituent un réservoir d’évènements en puissance, et qu’on réduit dramatiquement nos chances que ceux-ci soient positifs lorsqu’on affiche la face d’un monstre libidineux à tendance meurtrière (oui, on exagère toujours un tantinet les conséquences d’un passage jugé « loupé » chez notre ami le toiletteur).
A sa merci
Diantre. Il vient de soupirer. L’hybride dévorateur de ma précieuse personnalité vient de soupirer. Pourtant, il est tôt, il ne peut pas être déjà fatigué. A moins que… mon cortex débridé projette des images de ce que peuvent être les soirées d’été d’une libido dégénérée libérée de sa prison de jean taille XS. Non, stop. Ne cédons pas à la panique. Tout le monde craint d’offenser son coiffeur par une attitude déplacée qui lui servirait de prétexte à un saccage en règle de notre moumoute adorée. C’est d’ailleurs pour cette raison précise qu’on s’épuise à lui livrer les détails insignifiants de notre vie privée. C’est aussi pour cela qu’on reste coincés dans une immobilité quasi-totale – tout juste si l’on ose rouler les yeux jusqu’à de la vieille d’à côté, qui croule sous des bigoudis dégoulinants de colorant. La posture est tout à fait extrême : spatialement situés sous le coiffeur, symboliquement captifs du réseau de miroirs qui nous isole dans un système de surveillance panoptique, mais aussi d’une opération faite de lames, de rasoirs et de découpes qui nous tétanise, nous sommes absolument soumis au totalitarisme du coiffeur. Même le plus riche homme d’affaire ou la plus affriolante des stars américaines doit aliéner sa liberté pour passer entre les mains de son petit tyran. Quel beau paradoxe : il faut taire sa personnalité au moment même ou l’on cherche à la magnifier. Le fait même que seul le coiffeur sache (du moins, on l’espère) ce qu’il va faire de notre chevelure durant ce laps où nous sommes transformés en une sorte de statue inanimée est anti-démocratique. Plus de citoyens dans le salon, seulement des animaux en proie au bon vouloir de leur maître. N’est-ce pas là un trop grand pouvoir abandonné aux mains d’une secte si minuscule ?
Mon ami a saisi le gros blaireau pour nettoyer mes épaules et mon visage. Comment ? Serait-ce déjà la fin? Il allume un imposant séchoir à cheveux et entreprend de donner de l’allure aux ruines flambant neuves de mon ancienne coupe. Trop court. Je l’avais pourtant prévenu. Il aura suffit d’une raie pour me faire une tête de cul. Il me demande si je souhaite du gel sans pouvoir réprimer un rictus machiavélique. Je me mets à transpirer. Si je refuse, il pourrait s’offusquer et me punir lors d’une ultime retouche en guillotinant ma pauvre oreille ; mais si j’ai la faiblesse d’accepter, il sculptera à coup sûr une immonde construction dont j’aurai bien du mal à me débarrasser. Je repousse son offre et tente d’esquisser un sourire. Une ombre passe derrière son regard bovin : qui suis-je pour lui retirer le plaisir de perfectionner son ouvrage ? Il attrape une petite glace d’un geste vif et la place derrière ma nuque. Le moment est toujours relativement comique. Le coiffeur nous interroge silencieusement, dans notre dos. Il attend que l’on acquiesce ce qui n’est que le reflet d’un reflet, une image démultipliée et balancée de tous côtés comme dans un manège déchainé provoquant une irrésistible envie de vomir. Le salaud. Il croit remplir un devoir de transparence en nous dévoilant la face cachée de notre tête, il ne fait qu’amplifier le désastre. Moi qui avais peur de rencontrer des gens, j’aurais désormais aussi peur qu’ils me dépassent. Par devant, par derrière, il m’a troué, ce salaud, et il en est fier. Je hoche la tête négligemment.
C’est le moment de disparaitre. On se lève en essayant d’ignorer l’appel des glaces, pour éviter de se faire du mal et de trop grimacer une fois arrivé devant la caisse. On se laisse encore le bénéfice du doute. J’entends une voix au loin qui me propose une carte de fidélité. De fidélité. Comme si subir la hache de son bourreau n’était pas suffisant, on demande allégeance au supplicié. Je refuse en tendant mécaniquement ma carte de crédit. Dix-sept euros et cinquante centimes. Je compose le code et pars sans attendre le ticket. Je n’ai plus qu’une chose en tête : prendre une bonne douche, pour voir si la catastrophe est réversible dans quelque mesure.

samedi 8 octobre 2011

L'électro, grande soupe populaire du XXIème siècle

Comment la nouvelle génération peut-elle se retrouver dans une musique si répétitive et si peu rebelle, au contraire de ses aînés ? La réponse est simple : l'électro est le communisme du XXIème siècle.
 Pourquoi l'électro entraîne-t-elle la jeunesse ?
Pourquoi la musique électro entraîne-t-elle la jeunesse du XXIème siècle ?
La musique électro
Le XXème siècle est né dans le vacarme des bombes. Le XXIème est train de mourir à petit feu dans le silence assourdissant des « booms booms » de la « musique » électronique.
A-t-on l’imprudence de passer devant une télévision, d’allumer une radio, d’entrer dans un bar ou de ne pas se faire refouler d’une boîte du nuit, et là voilà qui surgit, implacable et imperturbable, la musique électronique commerciale – également surnommée par la foule de ses intimes « techno », « house », « électro » ou « clubbing »[1]. Déjà populaire depuis un certain temps, elle s’est désormais donné pour mission d’aspirer toutes ses consœurs : autrefois dotés d’une identité forte et d’une singularité revendiquée, rap, R’n’B et pop music en sont aujourd’hui réduits à se doter de basses répétitives et de rythmiques « dansantes » pour continuer à vendre [erratum : à être téléchargés]. Même le rock aurait tendance à se laisser tenter par une dérive « électro », comme l’illustre le parcours récent de certains groupes de légende…
Et pourtant, ils dansent…
Face à ce raz-de-marée, les digues récitent leur dernière prière : les « vrais » musiciens crient au scandale, les maisons de disque s’excusent hypocritement d’être contraintes de suivre la marche, et les parents se plaignent de ces basses monotones qui se faufilent le long des murs de la maison et du quartier pour violer les oreilles sur lesquelles ils aimeraient dormir. Et pourtant, les jeunes, eux, dansent.
Au crédit de cette « génération »[2] tant décriée, la musique électronique est le seul courant artistique qu’elle ait jamais enfanté et, pour être franc, peu ou prou le dernier apparu dans notre société depuis une bonne vingtaine d’années[3] : peut-on lui en vouloir de le mettre en valeur ? Non. Mais enfin, comment ces jeunes de tous âges peuvent-ils accepter le dévoiement d’un mouvement musical autrefois si créatif en une gigantesque soupe populaire vidée de sa substance ? Pourquoi sont-ils incapables de faire autre chose que de tourner en rond en remixant des remixes de remixes généralement déjà inspirés de morceaux préexistants ? Au fond, comment se fait-il que la techno les entraîne ?
Les non-initiés doivent tout d’abord comprendre que, dans la techno, tout se joue sur le refrain. Le reste n’est qu’un prélude, une mise en bouche, une distanciation volontairement languissante du tant attendu morceau central censé faire danser jusqu’à nos neurones. C’est à ce moment crucial qu’apparaissent les fameuses basses répétitives : ne faisant généralement que souligner le thème musical préexistant, elles sonnent le glas de la réalité et le cri de ralliement des corps en transe au royaume rassurant – car sans imprévus – du stroboscope.
A la recherche du pouls perdu
Ce tournant est tout à la fois le coup d’envoi de l’ivresse hédoniste et le signal de détresse d’une masse d’individualités atomisées qui cherchent à instaurer entre eux une éphémère communion grâce au lien invisible des « booms booms ». Au fond, la mélodie monochrome de basses qui sous-tend chaque morceau de techno n’est qu’une manière de s’assurer que le pouls de la foule bat encore. Le volume exagéré de la musique et la superposition de rythmiques en échos veut seulement nous faire croire à la multitude, comme si un orchestre entier nous entourait, nous renvoyant par là-même à l’image de ces millions de clubbers qui dansent en même temps aux quatre coins du monde. La référence permanente à soi-même et à l’écoute que l’on trouve dans les paroles de ces morceaux – on ne peut généralement pas faire l’économie d’un « on the dancefloor » et d’un « clap your hands » toutes les deux phrases – et l’orgasme collectif provoqué par un DJ qui prononce en « mixant » le nom du lieu dans lequel il y se trouve – « big up for Nevers ! » – illustrent à l’envi ce besoin permanent de la foule d’être rassurée par sa propre présence.
Par une grande illusion collectiviste digne des plus belles années soviétiques, la techno se veut donc un vaccin contre l’abandon. Plus généralement, en scellant un pacte avec la foule, le bruit est devenu le remède contemporain contre la solitude – rave parties, technoparades, apéros géants, clameur planétaire incessante des réseaux sociaux et invasion du quotidien par le mp3 en sont quelques illustrations.
Alors on danse…
Toutefois, pour que l’immatérialité d’un son fédère les corps, il manque une passerelle entre les deux, et elle est vite trouvée : la danse. Et au cas où le message serait mal passé, quelques paroles étrangement métalliques viennent régulièrement réitérer l’injonction à la danse unanime au cours du refrain :
« Elle me dit : "Danse ! Pourquoi tu gâches ta vie ? […] Faudrait que tu te réveilles" » Mika – Elle me dit
« Alors on sort pour oublier tous les problèmes. […] Alors on danse… » Stromae – Alors on danse
La danse de club n’est que la concrétisation physique de cet idéal collectiviste de communion égalitaire et indifférenciée : une danse sans codes, désordonnée et désarticulée, qui ouvre la voie à un oubli de soi et de la société. Dans la fureur des mouvements désordonnés, on ne distingue plus qui sait danser ou non, qui est noir ou blanc, qui est friqué ou pouilleux, qui lit Baudelaire ou regarde W9, qui dirige le monde ou en fait les frais. Les adorateurs païens de la musique électronique que sont les clubbers sont à la recherche d’un paradis perdu où l’instinct et la spontanéité régnaient en maîtres.
Collectivisation des biens de divertissement
Cet irrésistible appel collectiviste à l’égalité de tous se retrouve dans les « booms booms » qui rythment ces grandes manifestations populaires du dancefloor : de loin, une fois les aigües éliminées, la techno se résume à ce bruit de fond uniforme, cette constante niveleuse, cette valeur sûre à laquelle se raccrocher à tout moment. Le « boom boom » est la devise d’un régime musical en autoplagiat permanent où les DJ sont des rois constamment renversés par le remixage d’œuvres – où, devrais-je dire, de refrains – hors de portée du droit de propriété. Dans le royaume du dancefloor, la musique est un bien commun et le pouvoir de courte durée, car le serf peut aisément piquer la couronne du souverain.
Il est donc permis d’espérer qu’à l’instar de tous les autres grands projets collectivistes péremptoires, la dictature du peuple du dancefloor n’aura été qu’une malheureuse parenthèse de l’Histoire.


[1] Désarmé face à une telle débauche sémantique, je me contenterai dorénavant d’utiliser le terme « techno » pour différencier cette grande soupe d’autres courants musicaux électroniques moins commerciaux qui méritent tout notre respect.
[2] Le mot génération est peut-être un peu faible pour décrire cet amas à géométrie variable des « jeunes » qui, disons-le franchement, s’étend de la petite dizaine d’années à l’aube timide de la quarantaine.
[3] A ce sujet, lire cette interview de Daniel Ichbiah : « Internet a créé une société du recyclage et de la nostalgie »

lundi 3 octobre 2011

Loin des yeux, loin du coeur ?

L’auteur a écrit sous la contrainte d’un pistolet mitrailleur, d’une batte de baseball en acier trempé et du tic-tac hypnotisant d’une bombe à retardement réglée sur douze minutes et quarante-trois secondes. Les vapeurs d’eau de rose qui  réchappe de la mélasse étalée ci-après lui dévorent encore les yeux à l’heure qu’il est. Ne comptez pas sur lui pour assumer la faute.
La distance en amour
Et voilà. L’être adoré s’éloigne, emportant avec lui le goût sucré du quotidien partagé et ses plus intimes perspectives. La Distance s’est alliée au Destin pour nous l’enlever sans que nous n’ayons pu rien tenter. Nous voici seuls, perdus dans ce jour anonyme pour le monde et si cruel pour nous. Seuls, qui regardons la voiture disparaître au coin de la rue avec ce petit crissement habituel des pneus sur l’asphalte encore humide de rosée.
Seuls. Un soupir s’échappe qui interroge le silence de la chambre : comment supporterons-nous la séparation ? Il retombe doucement sur les lattes un peu ternes du parquet, feuille morte annonçant les frissons de l’hiver. D’où venait-il ? Nous n’en savons rien. Plus rien n’importe aux fantômes solitaires que l’ennui du présent et le décompte mortel des jours. Encore un an. Un an à hanter les souvenirs et à surveiller le courrier, à guetter des signes de vie, des nouvelles, des indices d’une existence scintillant à la surface du globe comme une étoile au fond d’une galaxie, inaccessible et pourtant bien réelle.
Lentement, nous nous dirigeons vers notre fauteuil, l’air pensif. La distance n’est-elle que cet espace imposé entre deux-êtres ? L’amant qui sait l’objet de ses désirs tout proche de lui ne voit pas les quelques ruelles qui les séparent, mais il tremble en pensant au rendez-vous du lendemain ; le pauvre ne sait pas encore que le père de sa belle, hostile à ses aimables intentions, l’a enfermée à double tour à des centaines de lieux hors du pays. Lorsqu’il apprend la nouvelle, il fulmine, il panique, il s’attriste enfin. La distance a déplacé son rêve dans une impénétrable enceinte : l’amant aura beau faire, son esprit échauffé  butera sans cesse contre ces murailles qu’elle a bâti entre lui et sa bienaimée. 
Notre regard se pose sur la commode juste en face, où sourit une photographie. Si le galant souffre la distance uniquement lorsqu’elle implique une durée signifiant l’absence de tout contact physique, c’est que, finalement, il a peur de cette durée, et non de la distance elle-même. Cette distance, tellement honnie par les couples de la planète, ne serait donc pas un espace proprement physique, mais plutôt l’acte de naissance d’un manque enflant avec les précipices du calendrier. L’absence de l’être aimé entremêlerait l’Espace et le Temps, dessinant aux yeux des amoureux des horizons insaisissables et angoissants. Aussi leur torture, cette distance épaisse de dimensions inconnues, ils ne l’estimeraient pas en unités de longueur, mais plutôt en profondeur de manque.
Cela ne nous suffit pas. Le manque est là, à l’intérieur, vertigineux et dévorant. Il nous faut trouver la source de vie de ce démon ricanant pour tenter de l’apprivoiser. Après tout, le téléphone, l’Internet et les lettres abolissent l’espace : nos amoureux peuvent s’atteindre. Ils peuvent même se voir à travers les écrans. Malheureusement, ceux-là promettent plus que ce qu’ils sont réellement. On a beau salir leurs vitres de nos baisers, on ne les traversera jamais : ce ne sont que des prisons crasses décorées de l’image du paradis.  Une fois le combiné raccroché, la connexion avortée, le souffle glacial de la solitude continuera de balayer les cruelles étendues de la réalité. Nous nous levons pour saisir le cadre où sourit toujours ce visage, en caressons la courbe délicate.  Au moins, si ce ne sont que des mots et des images, elles permettent de ne pas s’oublier, n’est-ce pas ? Un frémissement nous parcourt l’échine. L’amant… Il jure comme le chevalier Guigemar à sa Dame[1] :
« Que je n’éprouve plus jamais joie ni paix
Si jamais je me tourne vers une autre femme !
N’ayez aucune crainte à ce propos ! »
Qui, toute émue, lui ordonne :
« – Ami, donnez moi un gage !
Remettez-moi votre tunique. »
Les galants du monde connaissent bien ce genre de présent, octroyés d’un mot doux ou dérobés subrepticement, qu’ils chérissent dans le calme de leur exil – ils s’enivrent du parfum d’un foulard, serrent entre leurs doigts amaigris l’étoffe d’un souvenir… Leur imagination travaille, tout devient suggestion, prétexte à comparaison, la nature leur semble une collection infinie de couples parfaits, de sublimes symétries, et eux, peu à peu, réalisent en rougissant leur imperfection. Ils se mettent à chanter leur moitié volée par la fatalité, trouvent dans la contradiction des fondements à leur amour, qui existe envers et contre tout, ordre naturel ou ordre social. Ce sont les premiers temps de l’imagination, pendant lesquels elle console en emplissant le quotidien de signes inespérés ; mais voilà, son emphase finit toujours par déborder sur les ombres du monde. On entend, ici ou là, de terribles histoires de séparation ; on observe comment, après un pathétique soubresaut de température, l’eau se met à bouillir ; on apprend que les continents eux-mêmes s’affaissent sous les coups des marées et du temps ; et l’on finit par admettre qu’un simple  grain de sel peut dérégler le goût. C’est l’avènement du doute. La distance-durée se peuple de vils prétendants, tous parfaits, qui courtisent dans une danse incessante notre promise, dont la mémoire parait subitement raccourcie.
      Je repose le cadre d’un geste vif et me retourne vers la fenêtre. Va-t-elle me tromper ? La distance amène ses durées, mobilise la mémoire et entraîne l’imagination ; à son tour, celle-ci fomente le doute, et ce doute nous libère peu à peu de nos gages… Dans le « si elle me trompe », on assassine bientôt le « si », sur la base d’indices tous plus absurdes les uns que les autres à les considérer froidement, et ce meurtre nous ménage de nouveaux espaces de liberté : elle me trompe – pourquoi pas moi ? Ce conditionnel, qui résume à lui seul toutes les angoisses et toutes les espérances, est au cœur de la problématique de la distance. Il ébranle brutalement les bases du sentiment amoureux : si j’aime véritablement, ai-je le droit de douter ? Ai-je le droit d’être jaloux ? Répondre par l’affirmative, c’est regrouper les germes du désamour et de l’amour dans une seule et même enveloppe ; c’est admettre qu’il ne puisse pas durer parce qu’il s’alimente en partie de contradictions et d’incertitude. Répondre par la négative, c’est jeter l’anathème sur la jalousie et ses séductions ; on sent bien que cette proposition entre en conflit intime avec notre nature. 
         Ces réflexions m’exaspèrent. Elles semblent ne pouvoir conduire qu’à la béatitude mièvre ou au cynisme triomphant, aux actes insensés (Dante a bien traversé les cercles de l’Enfer pour rejoindre Béatrice, pourquoi ne partirais-je pas immédiatement à la poursuite de celle que j’aime ?) ou à la passivité totale. Evidemment, elles me viennent de cette distance qui, d’heure en heure, s’agrandit entre moi et le tendre objet de mon désir. Je lui donne mon amante et elle, en échange, m’offre des supplices. La seule certitude qu’il me semble pouvoir capturer, dans ce bouillon de préjugés, de soupçons, d’interrogations, de contraintes, d’espoirs et d’envies, est qu’on ne peut se passer indéfiniment de « l’adorable personne charnelle »[2]. On a besoin de sa présence, de sa profondeur, de sa chaleur ; il nous faut la voir dans son environnement, afin de museler une imagination trop prompte à le meubler de ses aboiements péremptoires. Peut-être. Peut-être.
         Et pourquoi ne pas suivre l’exemple de ce bon Tanié qui, par amour pour Mme Reymer, accepte de s’en aller aux îles pour une dizaine d’années afin de se faire une situation et qui, au moment de son départ, la délivre de ses engagements en ces termes : « Vous êtes environnée de gens qui cherchent à vous plaire. Je vous rends vos promesses ; je vous rends vos serments. Voyez celui d’entre ces prétendants qui vous est le plus agréable ; acceptez-le, c’est moi qui vous en conjure… »[3]. Libérer le corps de sa promise pour éliminer les angoisses liées à ses pulsions primitives, quelle manière efficace de purger l’amour des jalousies naturelles ! Lui intimer de ne pas censurer son corps pour qu’elle me conserve son esprit, voilà peut-être une façon de supporter la distance. Ce pourrait même être un moyen de désamorcer des curiosités malheureuses, en leur ôtant le goût de l’interdit. Oui… Libérer son corps à d’autres selon son envie… pour qu’elle ne puisse plus me tromper. Cependant, on a déjà vu des compagnons occasionnels s’enamourer sur l’oreiller, et… Qu’est-ce que ? On frappe en bas. Sûrement la bonne.

***

J’ai perdu le fil de mes pensées, et je réalise que, sans cette distance, je ne les aurais certainement jamais effleurées. Comme tous ces couples qui ne se quittent jamais, j’aurais subi au jour le jour un sentiment sans en savourer toute les nuances ; et, un soir, il se serait envolé, nous laissant, moi et mes larmes, chercher dans la misère de trop maigres explications. Je crois qu’il faut se moquer de tous ceux-là qui vacillent à l’idée d’une séparation éphémère ; ils se pensent très amoureux alors qu’ils n’assument en rien le poids de leurs sentiments. Oui, ces pauvrets-là, ce n’est pas la distance qui les effraie, c’est l’Amour, tout simplement.


[1] Ces quelques vers sont extrait d’un lais de Marie de France intitulé Guigemar (XIIe siècle).
[2] Ces mots sont de Baudelaire, dans une lettre à Marie X.
[3] On trouve ce passage à l’intérieur de ‘Ceci n’est pas un conte’, dans les Contes et entretiens de Diderot. L’auteur tient à préciser que son narrateur omet naturellement le contexte dans lequel Tanié prononce ces mots, et les desseins de Diderot.

samedi 1 octobre 2011

Soleil radieux sur le consensus

Dans un environnement inhabituel et face à des interlocuteurs inconnus, l’humain lambda se sent obligé d’engager la conversation. Il choisit bien souvent sans réfléchir la météo pour meubler l’insupportable silence. Une décision qui, loin d’être neutre, est révélatrice de la dictature du consensus et de la haine de l’opinion qui se sont emparées de notre société.
Pourquoi parlons-nous de la pluie et du beau temps ?
Pourquoi parlons-nous de la pluie et du beau temps ?
Parler de la pluie et du beau temps
« L'Humanité attend-elle le Déluge pour parler avec elle-même d’autre chose que de la météo ? Ces étranges bipèdes arpentent-ils cette belle petite planète bleu depuis si longtemps qu’ils en ont épuisé la substance et en sont réduits à disserter sur l’éternel cache-cache des nuages et du soleil ? »
C’est le sentiment navrant que pourrait malheureusement se forger un visiteur transgalactique non-averti qui choisirait comme première escale terrestre l’un de ces éternels salons de conversation qui, mis bout à bout, constituent la Civilisation.
Accusés, ne niez pas. La météo, sous ses formes les plus diverses (pluie/beau temps, froid/chaud, nuages/ciel bleu), a balayé à la manière d’un raz-de-marée tous les autres sujets de conversation encore autorisés dans les « salons » – c'est-à-dire entre inconnus en train de socialiser[1] et soi-disant « amis » soucieux de combler les insupportables blancs de leurs conversations. Elle en est même allée jusqu’à envahir les dernières pages des quotidiens et contraindre tout présentateur de JT qui se respecte à vous en glisser un mot, comme pour s’excuser des horreurs qu’il vient de vous débiter avec le sourire, avant de vous laisser à votre plat de pates refroidi.
L’affaire est donc entendue. Dès alors, ne pourrions-nous pas prélever un peu de ce temps de conversation incroyablement gaspillé en floconneries et autres grêles de banalités pour réfléchir précisément à la signification du choix de la météo comme point d’entrée universel dans la conversation ?
Le prêt-à-penser du consensus
Dans notre précipitation, il serait facile d’oublier les quelques concurrents sérieux qui pourraient encore faire de l’ombre à la météo au Royaume de la conversation universelle, surfant sur la remarquable vitalité contemporaine du consensus. Etant entendu que l’objectif premier de l’écrasante majorité des conversations « de salon » consiste à ne pas froisser son interlocuteur, quoi de mieux pour arriver à ses fins que de choisir l’un de ces magnifiques prêt-à-penser du consensus que l’époque nous offre sur un plateau ?
Si la barrière des sexes n’avait pas encore sauté, on pourrait imaginer sans trop d’angoisse engager la conversation sur le match de foot de la veille ou les dernières tendances de la mode ; mais en agissant de la sorte, on court désormais le risque d’une exclusion mondaine pour s’être livré à une exclusion sexiste. La fête, le voyage, la beauté, les vacances ou l’amour, progressivement élevés au rang d’Articles de la Déclaration des droits au loisir du citoyen unisexe[2], conviennent pour leur part bien mieux à l’exigence de consensus universel.
Mais pourquoi la météo ?
Et pourtant, force est de constater qu’en dépit de timides offensives, la météo conserve son incontestable suprématie sur un champ de bataille de la conversation dévasté par la conjonction d’un impératif communicationnel ingérable – nous sommes des êtres humains, donc nous devons nous parler – et de ce qui ressemble à un cruel manque d’imagination. Nous parlons du temps pour passer le temps.
Alors, l’anticyclone, baromètre de la dépression collective de l’Humanité ? Que nenni ! Si la météo caracole toujours en tête des suffrages, c’est plutôt en raison de notre frilosité toujours grandissante à émettre une opinion. En effet, quoi de plus englobant, de plus collectif et de moins susceptible d’exclure, de stigmatiser une différence, de toucher à un tabou, que la météo ? Quoi de plus naturel ? Et par naturel, entendons extérieur à la personnalité de l’interlocuteur, et donc moins risqué à lâcher dans un environnement inconnu : tout le monde, ou presque, se plaît à se plaindre de la pluie et de la canicule et à apprécier un beau ciel bleu et un petit air frais ; et quand bien même ne serait-ce pas le cas, ce ne serait pas bien grave : comme les goûts et les couleurs, ces préférences-là ne boxent pas sur le terrain glissant des opinions qui, elles, sont soumises à un tabou grandissant.
« tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous » 
La météo, c’est le présent et l’avenir à court-terme : la temporalité parfaite pour éviter les sujets fâcheux, qui trouvent généralement refuge dans un passé enfoui ou dans un avenir incertain. Elle est donc la colonne vertébrale idéale d’un propos universel et passe-partout, permettant à tout un chacun de se maintenir à distance respectable de toute opinion – politique, religieuse, idéologique, morale, éthique ou même amicale – de peur d’être immédiatement classé-rangé-catégorisé-encarté-blacklisté. Crainte légitime au demeurant, l’expression « tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous » étant plus que jamais d’actualité dans une société de la transparence et de la transmission instantanée et massive de l’information.
Et le problème ne risque pas de s’arranger, car à force de craindre d’émettre la moindre opinion contre qui ou quoi que ce soit, on finit par ne plus en énoncer du tout et se rabattre sur les sujets consensuels précédemment cités, ce qui ne contribue en rien à mettre nos interlocuteurs en confiance pour qu’ils se livrent un peu à leur tour. En définitive, au lieu de prendre le risque de couper le cordon ombiliconversationnel avec certains interlocuteurs qu’on gênerait par nos opinions – mais a-t-on alors vraiment quelque chose à leur dire ? – et de discuter franchement avec les autres, on ne discute plus avec personne, car le superficiel règne en maître. Et malheureusement, j’ai bien peur que le réchauffement climatique n’arrange rien à l’affaire : le soleil ne brillerait que plus radieux sur le consensus universel.

[1] Anglicisme horrifiant désignant l’exercice du devoir social par l’énoncé industriel de banalités en vue de « faire connaissance » de la façon la plus massive possible avec une horde d’individus partageant le même objectif et la même hantise du vide – qui risquerait de les renvoyer à des considérations plus intérieures, donc moins divertissantes.
[2] Aux sceptiques, je ne saurais trop conseiller de méditer le slogan du tour-opérateur Marmara – « le droit au voyage » – ou de s’interroger sur la persistance rétinienne qui pourrait les frapper en ne parvenant pas à zapper sur autre chose qu’une émission télé vouée à aider les gens à « trouver l’amour ».