Vous pensiez que Facebook et Twitter constituaient l’étape ultime de la mécanique infernale de la disparition de la vie privée dans le monde post-moderne ? Vous aviez tort. 1984 est devant nous. Le démon numérique poursuit en secret un vaste projet : l’avènement dans la réalité du monde parfait imaginé par le jeu-vidéo « Les Sims ».
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Dans "Les Sims", le joueur peut voir à tout moment ce que pensent et ce que font les personnages. Comme dans le monde hyper-numérisé de demain. |
L'ultra-transparence de la vie privée sur le web
Star
du début des années 2000, le jeu « Les Sims » vous permet de
devenir le « maître » d’un ou plusieurs humains virtuels que vous
dirigez dans tous les aspects de leur vie, de l’achat d’un nouveau frigo au
soulagement de leurs besoins biologiques, de leurs horaires de sommeil à la
fréquence de leurs rapports sexuels. Pour ces pauvres êtres en bits et en
pixels, vous êtes l’Être suprême.
Car non seulement êtes-vous souverain sur leurs actes,
mais vous incarnez également le narrateur omniscient de leur être. En un clic, vous pouvez en effet
accéder à chaque instant à toutes les informations les concernant :
fatigue, faim, soif, envie de pisser, humeur…
D’une
certaine façon, Les Sims ne sont que la quintessence de ce que propose à sa
façon chaque jeu vidéo : devenir maître et possesseur universel de
l’information, devenir le Dieu d’un monde créé pour nous.
Mais
il ne s’agit là que de la première étape aussi fascinante qu’incomplète de la
révolution numérique, car Internet est désormais sur le point de réussir à
transposer ce rêve ancestral dans la réalité.
Sur
Facebook, Twitter et les autres réseaux sociaux, nos vies se numérisent en s’affichant à destination
exclusive de notre entourage.
Sauf
que de plus en plus d’outils font basculer ces informations dans le grand nuage
universel. Facebook Places, Foursquare ou Twitter se proposent d’indiquer
automatiquement notre position géographique à nos « amis », sans même
que nous n’ayons à en faire la démarche consciente et volontaire. Ces services
en déduisent qui vous accompagne, et gageons qu’ils seront bientôt capables de
détecter votre envie de pisser et de la poster automatiquement en statut. Bref,
pour résumer, le Grand « Cloud » en sait autant sur vous que vous sur
vos Sims… et même plus. Car il amasse des informations biographiques et
reconstitue la trajectoire (incomplète) de votre vie.
Boucler la boucle Wikipédia
Et
alors ? Quel est le problème, puisqu’il s’agit d’informations dont nous ne
refuserions pas l’accès à nos amis dans le monde déconnecté s’ils nous les
demandaient ? Le problème, c’est que la machine ne s’arrête pas là. Avec
quelques heurts et hésitations, un processus inéluctable imposera la culture de
l’open data (données
ouvertes) à notre vie privée. Et des outils accompagnent déjà le mouvement :
une application smartphone comme Sonar.me
permet par exemple de scanner la pièce ou le lieu public où vous vous trouvez
pour savoir qui sont les inconnus à
qui vous n’auriez jamais parlé. Vous êtes directement connecté à son Facebook
et son Twitter, de sorte qu’en moins de trente secondes vous savez que la
blonde qui vous dévore du regard de l’autre côté du bus est célibataire depuis
la veille et vient d’écrire sur le mur de sa meilleure amie « J’ai trouvé un remplaçant »[1].
Répétons-le,
ce n’est qu’une étape d’une révolution inéluctable qui adossera au monde réel
un second monde « numérisé », une base de données gigantesque à
laquelle chaque humain pourra – à terme – accéder. Qui pourrait exclure qu’un
jour chaque humain soit doté d’une caméra-rétine qui serait accessible en ligne
à tous comme la plus vulgaire webcam de station de ski ? Ne serons-nous
pas dans un horizon plus ou moins lointain tous équipés d’un système de
retranscription automatique des pensées ?
La
boucle Wikipédia sera alors bouclée. L’information accessible à chaque humain
pris séparément deviendra accessible à tous collectivement, car toutes nos
limites naturelles (ubiquité, barrières temporelles et spatiales, barrière de
la pensée) et humaines (pudeur, dignité) seront tombées.
Dieu devient démon
En
son temps, Laplace avait imaginé pour une expérience de pensée un démon doté d’une
intelligence sans limites qui, connaissant la position exacte de tous les
atomes de l’univers et les forces respectives qui les animent, serait capable de
lire le passé et de prédire l’avenir. L’espèce humaine n’est-elle pas en train
d’engendrer un tel monstre avec ses disques durs ? Est-elle en train de
remplacer Dieu une bonne fois pour toute par cette nouvelle transcendance
collective ?
Toutes
les questions bêtes que nous pouvons nous poser chaque jour pourront être
résolues. Exemple : combien d’Alsaciens de moins de 25 ans se trouvent actuellement
dans un rayon de deux kilomètres autour de moi ? Tiens, quatre : allons
boire un coup ensemble !
Toutes
les statistiques nationales s’actualiseront en temps réel avec une fiabilité
imbattable. Les échantillons représentatifs des sondages disparaîtront au
profit de consultations de la gargantuesque base de données. Il sera possible
de connaître la position de chaque être humain sur le globe terrestre à tout
instant. Avec quelques efforts supplémentaires, il sera même possible
d’implanter des caméras-iris à tout le monde pour pouvoir tester les alibis des
criminels – et décourager ainsi toute délinquance – où l’honnêteté des hommes
politiques.
De
quoi nourrir un tas de perspectives réjouissantes pour vous et pour la société.
Et comment critiquer cette sims’isation de la réalité humaine, puisque le
numérique ne nous promet pour l’instant que la transparence absolue sur l’information ?
Mais
combien de temps pourrons-nous encore nous leurrer et penser que la fonction de
contrôle des actes de l’esclave (le
Sims / autrui) par le maître (le joueur / le quidam possédant un smartphone) n’a
pas encore été installée au logiciel de ce monde qui déraille ? Combien de
temps mettrons-nous pour comprendre que l’information seule suffit à
conditionner nos actions ?
[1] Georges Nahon a récemment annoncé l'émergence de ce "halo de données" pour 2016.
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