dimanche 18 décembre 2011

Deux dans un a-censeur

A qui n’est-il jamais arrivé de se retrouver tête-à-tête avec un(e) inconnu(e) dans un ascenseur, ou tout autre lieu public dont le confinement empêche les deux individus en question d’ignorer que, davantage que deux « je » juxtaposés, ils forment un « nous » provisoire mais incontournable ? Salle ou file d’attente, banc public, taxi partagé, bus, train ou avion : autant de lieux d’attente et d’impatience qui, par l’absence même d’activité qui caractérise leur fréquentation, semblent nous forcer à combattre l’oisiveté par le verbe.
Extrait du clip 'En apesanteur' de Calogero
"Une force invisible nous somme de parler, une tension de moins en moins surmontable s’installe."
L'inconnu(e) de l'ascenseur
Notre condition humaine revient soudain à la surface quand le bouillonnement aveuglant et déculpabilisant de la société s’estompe à la faveur du silence de l’attente à deux. Nous nous sentons comme obligés de briser le silence, comme si notre reconnaissance mutuelle d’humanité nous portait implacablement à la communication, comme deux aimants qui s’attireraient. Comme si le fait même de nous savoir tous deux dotés de la faculté de parole nous imposait d’en faire usage – admettons-le, l’effet est rarement la même ampleur avec un animal… Cette irrépressible et étrange injonction de communication se manifeste de la même façon quand nous rencontrons un compatriote à l’étranger, une connaissance « de vue » dans un lieu inhabituel.
Pourtant, la plupart du temps, nous ne disons rien. Nous ignorons hypocritement la situation, et la gêne grandit. Une force invisible nous somme de parler, une tension de moins en moins surmontable s’installe. Nous tentons parfois de la désamorcer avec un sourire, un geste, une maladresse, voire même un mot ou deux, mais elle en ressort renforcée, car le silence subséquent n’en devient que plus tendu : c’est en effet immédiatement après la présence que l’absence est la plus douloureuse.

Si par hasard un tiers vient troubler le tête-à-tête, des sentiments contradictoires s’emparent de nous. D’abord, bien sûr, le soulagement, car le cercle infernal de la tension est brisé par la caution de témoin que nous fournit à point nommé le nouvel entrant : il détourne l’attention, dilue les charges de l’impératif communicationnel et procure surtout une échappatoire aux deux duellistes originels, délestés du poids de leur contrainte par la politesse qui défend de toute dialogue excluant le tiers. Pourtant, c’est bien aussi le regret qui surgit inopinément quand nous sommes privés de l’intimité muette installée depuis quelques secondes, quelques minutes ou quelques heures. Quel est cet impoli à s’y inviter inopinément, perturbant le jeu subtil de silences auquel nous jouions avec tant de délectation ?

Si l’importun s’avise de revenir à la raison et de nous laisser enfin tranquilles, la gêne nous reprend, et deux solutions s’offrent à nous.

Dialogue... intérieur

Si la sociabilité, l’attirance ou toute autre injonction pulsionnelle prend le dessus sur nos inhibitions, nous nous décidons à engager la conversation. Loin de nous libérer de l’hypocrisie, la prise de parole la fait renaître sous une autre forme : un prétexte mal habillé sert de déclencheur malhabile au verbe. Ce sont ensuite les faux-semblants et les non-dits qui se jouent de lui. Toute la discussion repose sur un soupçon fondateur : la séduction. Comment en effet ne pas imaginer d’arrière-pensée chez un homme qui adresse la parole à une inconnue sous un prétexte bidon ? Le malentendu est à chaque coin de phrase, l’interprétation a le champ libre, et la gêne n’est plus entretenue par le silence mais par ce soupçon permanent dont finalement personne ne sait s’il est fondé… jusqu’à ce qu’il prenne éventuellement consistance et dissipe tout malentendu.

C’est pourtant le cas contraire qui se révèle le plus intéressant. Pendant ces quelques secondes, minutes ou heures où se confrontent ces deux silences solitaires, l’esprit est loin de s’en tenir au même mutisme. Délivré des interférences de la parole, il a tout de loisir d’observer, de disséquer et d’interpréter chacun des gestes de son interlocuteur silencieux, de spéculer sur ses pensées. C’est ainsi que nous parvenons à installer un dialogue intérieur dont nous espérons qu’il fait écho à son homologue mystérieux. En effet, le doute de la réciprocité, qui selon la durée du conciliabule peut conduire l’esprit aux frontières de la folie, ne pourrait être brisé que par cette parole qui n’aura jamais voix au chapitre.

Quand l’attente prend fin, quand le train arrive, quand la file se vide, quand l’ascenseur arrive, le paradoxe et l’absurdité de notre imagination nous frappe en pleine face : comment se dire au revoir ? L’esprit vagabond se heurte à la triste réalité. Nous nous quittons, parfois sur un sourire, parfois sans même lever les yeux, et nous restons imprégnés du sentiment étrange d’avoir vécu quelque chose ensemble sans avoir prononcé le moindre mot, d’avoir communiqué par la non-parole. En définitive, loin de nous priver de parole, le silence agit plutôt en véritable a-censeur.

Malheureusement, la multiplication des plaisirs solitaires pourfendeurs d'oisiveté (baladeurs, téléphones, ebooks…) semble aujourd’hui mettre en danger ces petits moments de silence privilégiés. En est-ce donc fini de la séduisante fille d’attente ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire