Notre société hygiéniste tente de nous faire oublier notre nature véritable en l'emprisonnant dans les tabous. A défaut de permettre notre épanouissement, elle nous étouffe entre des murs bâtis par le regard d'autrui, source de hontes et d'angoisses. Est-il possible de rendre aux aspects les plus triviaux de notre condition la place qui leur revient de droit ?
« Je suis, j'existe », DESCARTES, Méditations métaphysiques, II, §§. 2-4. |
Le caca
Le caca. Pourquoi est-il toujours repoussé dans l’ombre de nos appartements ? Sûrement parce que chez l’homme d’aujourd’hui la nature est tue dans ses dimensions les plus nécessaires : l’étron porte sur lui le poids des tabous et l’odeur d’une sauvagerie intolérable pour notre civilisation de l’hygiène. Ainsi, nous le poussons à l’abri des regards sous la lumière austère d’une pièce exigüe, bien close et donc à l’écart de tout. La surface même des lieux d’aisance dit la considération qu’on accorde à ce moment vital de notre triste existence. Petits comme un point de détail et clos comme la cellule qui porte sur le corps du condamné les stigmates de son statut. Passée la porte, retombé le loquet et nous voilà seuls contre nous-mêmes. L’effort timide est toujours propice à quelques lectures ou réflexions; d’aucun pourrait dire qu’on met à profit l’accouchement. Et pourtant nous refusons la paternité de ce morceau de notre être que nous chassons comme la pire des ordures.
Pourtant, lorsque l’on défèque, c’est la forme concrète de notre vie que l’on dessine en arabesques généreuses sur l’innocente céramique. Innocente ? Pas tellement puisqu’elle est choisie pour sa blancheur, symbole de pureté censé rappeler à l’artiste que sa gouache est le versant obscur de son humanité. Mais écoutez, écoutez s’élever ce Te deum derrière la porte bien close. Il fait trembler la pièce et annonce en fragrances puissantes le choc des matières. Confrontation anodine en apparence, mais l’élégance bouffonne du ballet dissimule l’affrontement du bien et du mal dans leurs habits respectifs : la raison reine combat son siège animal. Heureusement, cette enveloppe biologique n’a rien pour se défendre face aux armes qui s’abattent sur son colon d’Achille. A la fois boucliers et épées, les feuilles délicates essuient furieusement l’affront porté au séant de la pensée qui scande les airs de son triomphe dans un ultime gargarisme : le mécanisme d’absorption entreprend d’avaler la faute ; et le pêcheur pardonné (car il à libéré la bête en lui) contemple satisfait le yin-yang qui tournoie un instant dans les précipices infâmes de la cuvette, avant de disparaître.
Délesté du poids de sa nature, l’homme peut réintégrer les espaces mondains l’esprit tranquille. Tout cela est-il si simple ? N’y a-t-il pas une certaine hypocrisie à rejeter en sous-sol ce moment privilégié ou le corps peut réaffirmer son autorité ? Le passage de sa digestion par la zone érogène l’excite : cela soulage et exalte un plaisir serein. De plus l’acte possède ce goût[1] exquis de transgression, ce pouvoir de gêner autant que d’amuser. Si nous sommes isolés dans ce havre tranquille, le plongeon peut se faire éclat de rire ; mais attention : que son cri parvienne aux oreilles de la société, et elle retiendra son souffle. C’est ainsi qu’une économie du geste voit le jour : nous projetons quelques épaisseurs de papiers sur la mer d’huile afin d’atténuer les remous de la tempête à venir, multiplions ses plis pour éviter la malheureuse déchirure qui inscrirait sous nos ongles toujours trop longs le sceau des ténèbres excrémentiels. La scène peut aussi être infiniment cocasse. Qui n’est jamais resté debout par peur de ces rebords couverts d’exploits qu’on n’effacera plus ? Oh, mais ces gens sont sûrement plus précieux, et préféreront sans doute protéger d’une couche ténue leur trône éphémère. Le plus drôle étant que nous ne sommes souverains que le temps d’échapper notre sceptre.
Il faut reconnaitre à l’instant sa magie : cette minute où se perd dans une symphonie fantastique[2] notre bienséance est le reflet d’une opération chargée de symboles, une prouesse à dire vrai. Arrêtons donc de dédaigner la selle et redonnons-lui l’assise qu’elle mérite. Son potentiel cathartique fait d’elle plus qu’une obligation indésirable de la vie quotidienne. C’est une expérience de soie qui mériterait le marbre des palais et les boiseries les plus fines, l’immensité farouche d’une nature préservée ; au moins quelques tomes de la pléiade plutôt que ce damné programme télévisuel (même s’il est souvent d’un grand secours pour officier). C’en est assez des cabinets étroits et étouffants qui obligent à se hâter… Trop de sueur déversée dans cette fournaise au son grotesque d’un orchestre déréglé ! Il faut aimer ce velours glissant sur la chair, pacte d’harmonie sans cesse renouvelé avec notre organisme reconnaissant. Bien stupide celui qui croit pouvoir enfermer l’eau [3] et contredire Gaïa. Arrêtons de se fourvoyer en contractions dangereuses et laissons couler notre nature dans le lit des miracles, pour graver en lettres d’or aux frontispices de nos latrines un « J’essuie, j’existe » dont on n’osera plus douter. Vilipender les fèces, c’est exclure de l’être humain un fragment de sa quintessence, c’est le vautrer dans la fange de son cauchemar et le transmuter en bronze.
En revanche, se réconcilier avec elles, c’est s’élever dans une avalanche naturelle au rang de démiurges.
[1] Nous aimons la provocation, et sommes bien conscient de la tournure de nos phrases. Pour les curieux néanmoins, nous joignons ici un extrait de l’article « coprophagie » de G.Torris, à consulter dans l’encyclopédie Universalis : « Manducation des fèces. Le mot a été emprunté par les médecins légistes et par les psychiatres aux entomologistes (Latreille, fin XVIIIe s.) pour désigner une conduite perverse qui se rencontre dans des circonstances assez diverses, mais se rattache toujours à l'analité. Elle est considérée comme normale chez le petit enfant au stade sadique-anal (de deux à quatre ans) ; chez le sujet plus âgé, elle suppose des états d'arrêt ou de régression psychique profonds (idiotie, dernier stade de la schizophrénie et de la démence) ; on la rencontre aussi dans le gâtisme. Elle aurait une signification auto-érotique ; la matière qui a déjà excité la zone érogène anale répète son excitation dans la zone érogène buccale. La même interprétation d'équivalent onanistique est donnée par les éthologues de la coprophagie observée chez les grands singes en captivité ».
[2] Pet à Berlioz.
[3] W.C : water closed…