samedi 1 octobre 2011

Soleil radieux sur le consensus

Dans un environnement inhabituel et face à des interlocuteurs inconnus, l’humain lambda se sent obligé d’engager la conversation. Il choisit bien souvent sans réfléchir la météo pour meubler l’insupportable silence. Une décision qui, loin d’être neutre, est révélatrice de la dictature du consensus et de la haine de l’opinion qui se sont emparées de notre société.
Pourquoi parlons-nous de la pluie et du beau temps ?
Pourquoi parlons-nous de la pluie et du beau temps ?
Parler de la pluie et du beau temps
« L'Humanité attend-elle le Déluge pour parler avec elle-même d’autre chose que de la météo ? Ces étranges bipèdes arpentent-ils cette belle petite planète bleu depuis si longtemps qu’ils en ont épuisé la substance et en sont réduits à disserter sur l’éternel cache-cache des nuages et du soleil ? »
C’est le sentiment navrant que pourrait malheureusement se forger un visiteur transgalactique non-averti qui choisirait comme première escale terrestre l’un de ces éternels salons de conversation qui, mis bout à bout, constituent la Civilisation.
Accusés, ne niez pas. La météo, sous ses formes les plus diverses (pluie/beau temps, froid/chaud, nuages/ciel bleu), a balayé à la manière d’un raz-de-marée tous les autres sujets de conversation encore autorisés dans les « salons » – c'est-à-dire entre inconnus en train de socialiser[1] et soi-disant « amis » soucieux de combler les insupportables blancs de leurs conversations. Elle en est même allée jusqu’à envahir les dernières pages des quotidiens et contraindre tout présentateur de JT qui se respecte à vous en glisser un mot, comme pour s’excuser des horreurs qu’il vient de vous débiter avec le sourire, avant de vous laisser à votre plat de pates refroidi.
L’affaire est donc entendue. Dès alors, ne pourrions-nous pas prélever un peu de ce temps de conversation incroyablement gaspillé en floconneries et autres grêles de banalités pour réfléchir précisément à la signification du choix de la météo comme point d’entrée universel dans la conversation ?
Le prêt-à-penser du consensus
Dans notre précipitation, il serait facile d’oublier les quelques concurrents sérieux qui pourraient encore faire de l’ombre à la météo au Royaume de la conversation universelle, surfant sur la remarquable vitalité contemporaine du consensus. Etant entendu que l’objectif premier de l’écrasante majorité des conversations « de salon » consiste à ne pas froisser son interlocuteur, quoi de mieux pour arriver à ses fins que de choisir l’un de ces magnifiques prêt-à-penser du consensus que l’époque nous offre sur un plateau ?
Si la barrière des sexes n’avait pas encore sauté, on pourrait imaginer sans trop d’angoisse engager la conversation sur le match de foot de la veille ou les dernières tendances de la mode ; mais en agissant de la sorte, on court désormais le risque d’une exclusion mondaine pour s’être livré à une exclusion sexiste. La fête, le voyage, la beauté, les vacances ou l’amour, progressivement élevés au rang d’Articles de la Déclaration des droits au loisir du citoyen unisexe[2], conviennent pour leur part bien mieux à l’exigence de consensus universel.
Mais pourquoi la météo ?
Et pourtant, force est de constater qu’en dépit de timides offensives, la météo conserve son incontestable suprématie sur un champ de bataille de la conversation dévasté par la conjonction d’un impératif communicationnel ingérable – nous sommes des êtres humains, donc nous devons nous parler – et de ce qui ressemble à un cruel manque d’imagination. Nous parlons du temps pour passer le temps.
Alors, l’anticyclone, baromètre de la dépression collective de l’Humanité ? Que nenni ! Si la météo caracole toujours en tête des suffrages, c’est plutôt en raison de notre frilosité toujours grandissante à émettre une opinion. En effet, quoi de plus englobant, de plus collectif et de moins susceptible d’exclure, de stigmatiser une différence, de toucher à un tabou, que la météo ? Quoi de plus naturel ? Et par naturel, entendons extérieur à la personnalité de l’interlocuteur, et donc moins risqué à lâcher dans un environnement inconnu : tout le monde, ou presque, se plaît à se plaindre de la pluie et de la canicule et à apprécier un beau ciel bleu et un petit air frais ; et quand bien même ne serait-ce pas le cas, ce ne serait pas bien grave : comme les goûts et les couleurs, ces préférences-là ne boxent pas sur le terrain glissant des opinions qui, elles, sont soumises à un tabou grandissant.
« tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous » 
La météo, c’est le présent et l’avenir à court-terme : la temporalité parfaite pour éviter les sujets fâcheux, qui trouvent généralement refuge dans un passé enfoui ou dans un avenir incertain. Elle est donc la colonne vertébrale idéale d’un propos universel et passe-partout, permettant à tout un chacun de se maintenir à distance respectable de toute opinion – politique, religieuse, idéologique, morale, éthique ou même amicale – de peur d’être immédiatement classé-rangé-catégorisé-encarté-blacklisté. Crainte légitime au demeurant, l’expression « tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous » étant plus que jamais d’actualité dans une société de la transparence et de la transmission instantanée et massive de l’information.
Et le problème ne risque pas de s’arranger, car à force de craindre d’émettre la moindre opinion contre qui ou quoi que ce soit, on finit par ne plus en énoncer du tout et se rabattre sur les sujets consensuels précédemment cités, ce qui ne contribue en rien à mettre nos interlocuteurs en confiance pour qu’ils se livrent un peu à leur tour. En définitive, au lieu de prendre le risque de couper le cordon ombiliconversationnel avec certains interlocuteurs qu’on gênerait par nos opinions – mais a-t-on alors vraiment quelque chose à leur dire ? – et de discuter franchement avec les autres, on ne discute plus avec personne, car le superficiel règne en maître. Et malheureusement, j’ai bien peur que le réchauffement climatique n’arrange rien à l’affaire : le soleil ne brillerait que plus radieux sur le consensus universel.

[1] Anglicisme horrifiant désignant l’exercice du devoir social par l’énoncé industriel de banalités en vue de « faire connaissance » de la façon la plus massive possible avec une horde d’individus partageant le même objectif et la même hantise du vide – qui risquerait de les renvoyer à des considérations plus intérieures, donc moins divertissantes.
[2] Aux sceptiques, je ne saurais trop conseiller de méditer le slogan du tour-opérateur Marmara – « le droit au voyage » – ou de s’interroger sur la persistance rétinienne qui pourrait les frapper en ne parvenant pas à zapper sur autre chose qu’une émission télé vouée à aider les gens à « trouver l’amour ». 

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