mercredi 19 octobre 2011

Là où trône la raie

N’avez-vous jamais remarqué comme tous les proverbes qui évoquent le cheveu nous parlent d’une gêne ou d’un embarras quelconque ? On trouve « comme un cheveu sur la soupe » pour signifier l’imprévu et l’indésirable ; « tiré par les cheveux » pour dénoncer l’absurdité d’une proposition ; « avoir un cheveu sur la langue » pour désigner un zézaiement parfois mignon, souvent ridicule, et toujours problématique ; « couper les cheveux en quatre », et j’en passe. A croire qu’il vaut mieux laisser le cheveu tranquille, non ?
Êtes-vous encore encore dupe du mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature ?
Êtes-vous encore encore dupe du mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature ?
Le coiffeur
Lundi matin, neuf heures vingt-quatre : je suis devant l’antre du coiffeur. J’ai tenu presque six mois, fuyant l’échéance comme un bandit en cavale, mais mes cheveux ont tant poussé qu’ils ont fini par cerner mon visage. La Société s’est mise à me jeter ses regards inquisiteurs, et, n’en pouvant plus, a dépêché son shérif hystérique – ma mère – pour me pourchasser de sa terrible injonction : « Rendez-vous ! » . J’ai préféré le prendre aux aurores pour échapper à d’éventuelles rencontres sur le chemin du retour ; j’aurais bien emporté un bonnet, mais il fait beaucoup trop beau. Bon, allez, quand faut y aller…
A peine ai-je entrouvert la porte vitrée qu’un immense écho de « bonjour ! » me charge. Je réponds timidement en lançant des regards apeurés autour de moi. Ils sont tous là. La coiffeuse, cette presque vieille et son perpétuel sourire ; sa stagiaire, qui s’affaire autour de la machine à café dissimulée je ne sais où dans les coulisses infâmes du salon ; et les bonnes clientes, ces sales momies qui n’ont visiblement rien d’autre à faire que de se lever un lundi pour qu’on leur caresse la permanente-style-caniche qui leur surmonte le crâne. On me dirige obligeamment vers un ensemble de sièges disposés autour d’une table basse située dans un coin de la salle. J’ai chaud, malgré le ventilateur qui bourdonne juste derrière moi.
Le maître des lieux
On pourrait penser le salon de coiffure comme un petit atelier, lieu d’une technicité discrète contribuant à un certain maintien de l’esthétique citoyenne, mais ce serait céder au mirage entretenu par la caste des coiffeurs pour dissimuler leur véritable nature. Ces prétendant(e)s en puissance qui viennent par plaisir maximiser leur capital beauté – ou par nécessité se le faire tondre – se soumettent, dès leur arrivée, à l’autorité suprême du maître des lieux. Ils constituent sa cour, piaillent là comme autant de nobliaux désireux de plaire, impatients d’apprendre la dernière rumeur, trépignant de découvrir la dernière mode. La radio qui beugle la dégénérescence du monde sur un rythme pop depuis la petite chaîne hi-fi disposée près du comptoir fait office d’orchestre ; les glaces un peu crasses qui transforment le groupe en foule et multiplient les lumières sont autant de miroirs qui étirent l’espace à l’infini, le tordent aux dimensions des palais de la Renaissance. Perruques, fards, maquillages, masques ; poudres, parfums, colorants ; myriades de breloques, cascades de colifichets : tout l’arsenal de l’apparaître s’étale derrière les vitrines et sur les étagères minuscules, merveille d’un musée du superficiel.
Les yeux croisent sur les murs les regards glacés de poupées séduisantes, muses éthérées flottant dans les hauteurs de la pièce comme la richesse dans l’esprit du pouilleux, images inaccessibles mais vers lesquelles on s’efforce de tendre. On en trouve aussi pléiade dans les magazines laissés à disposition : se sont les ‘tops’, les ‘modèles’, que le coiffeur a disposé un peu partout autour de ses sujets pour leur prouver que la coiffure est un art qu’il est capable d’exercer parfaitement. Roi au milieu de cet ersatz contemporain de cour, fort des marques de son pouvoir (un diplôme accroché ici ou là, des cartes de visite, un agenda toujours plein), il égrène ses ordres en feignant d’être notre obligé : « vous passez au shampoing ? », « vous venez avec moi ? ». On obéit avec un mélange de joie et d’appréhension, car, d’un geste ample de son ciseau, on sait qu’il est capable d’élever le pantin au-dessus de sa condition ou de réduire l’homme de pouvoir en simple laquais à la merci des plaisanteries. Thaumaturge, démiurge, il est un peu plus que le simple monarque : c’est un Dieu évoluant dans un paradis de strass.
Le Bouffon
« Monsieur, c’est à nous !». Par la malepeste, on m’appelle. Maillot blanc ultra-moulant, col ouvert en V découvrant le glabre d’une poitrine vraisemblablement épilée, jean taille basse : il me présente cette espèce de blouse très ample dans laquelle on doit se glisser pour éviter d’être recouvert de cheveux. Je le suis jusqu’aux bacs, tout étonné de ne l’avoir pas remarqué auparavant. Entre les exagérations de son déhanché et l’emphase coulante qu’il donne au moindre de ses gestes, c’est tout un spectacle qui a surgi de nulle part. Je pouffe intérieurement : la Cour a trouvé son Bouffon. C’est tout de même incroyable comme les stéréotypes s’imposent là-dedans… Je ne leur donne jamais de crédit mais là, je suis face à l’expérience-limite, en plein dans la caricature de la féminité. Il essaye de faire la conversation mais je ne parviens pas à me concentrer dans la déferlante de trop. Trop d’application au bout de ses doigts boudinés qui glissent le long de mes tempes avec une langueur dont je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est professionnellement injustifiable ; trop de spots sur le plafonnier qui m’empêchent de garder les yeux ouverts (et si je ferme les yeux, ne va-t-il pas imaginer que je succombe à ses charmes ?) ; trop d’hystérie contrôlée dans les aigus de sa voix. Trop long. Trop excessif. Enfin, il finit par couper l’eau ; puis, il m’enfonce une serviette dans les profondeurs de l’oreille en la faisant tourner légèrement. Coquin d’explorateur. C’est qu’il hésiterait presque à me donner la main pour m’emmener jusqu’à l’échafaud, tout là-bas, devant le miroir. Je frémis.
C’est toute une épreuve de se regarder bien en face, tout humide, nageant dans tablier ridicule, le cou coincé dans une bavette en plastique et entouré d’inconnus braillards. C’est comme si l’on voulait nous emmener à un état zéro de nous-mêmes pour d’ores et déjà nous rassurer : vu la tronche, on ne risque pas de vous louper. Je sais qu’il va me demander ce que « je veux » alors que sa puissance de conceptualisation ne dépasse pas celle du lamantin affamé ; aussi, et c’est paradoxal, je lui assure que je lui « fais confiance ». Pas trop court, c’est tout. C’est toujours moins horrible quand c’est encore un peu long, c’est toujours une avance de prise sur un retour à la normale. Le type commence à officier avec son ciseau. Il tourne autour de moi et je peux sentir son bassin se presser contre mon dos. J’ai l’impression qu’il se frotte. Il tente de faire diversion en me demandant si je suis du coin. Je réponds oui. Je réponds oui à presque toutes ses questions, du moins j’essaye de les faire les plus brèves possibles, car je crains qu’il ne sacrifie sa concentration à l’ouvrage pour traiter le sujet – certes vital – de la pluie et du beau temps. Tchic Tchic. Les mèches s’effondrent petit à petit. Tchic Tchic. Je sens le souffle de mon tortionnaire réchauffer ma nuque. Il ne peut s’empêcher de fredonner le dernier air à la mode que crachotte la radio. Tchac. Cette puissance prestidigitatrice tout de même. Lui, perdu dans les arcanes de sa magie, avec son peigne et son haleine mentholée, est en train de redéfinir mon identité visible. Pourtant je n’arrive pas à savoir quel sera le rendu final de son ouvrage. J’ai peur. Je sais qu’à la première minute de la rencontre avec le nouveau moi mes amis et les autres – surtout les autres – jugeront. C’est drôle comme le regard d’inconnus peut prendre de l’importance après un passage chez le coiffeur. Sûrement parce qu’on s’imagine qu’ils constituent un réservoir d’évènements en puissance, et qu’on réduit dramatiquement nos chances que ceux-ci soient positifs lorsqu’on affiche la face d’un monstre libidineux à tendance meurtrière (oui, on exagère toujours un tantinet les conséquences d’un passage jugé « loupé » chez notre ami le toiletteur).
A sa merci
Diantre. Il vient de soupirer. L’hybride dévorateur de ma précieuse personnalité vient de soupirer. Pourtant, il est tôt, il ne peut pas être déjà fatigué. A moins que… mon cortex débridé projette des images de ce que peuvent être les soirées d’été d’une libido dégénérée libérée de sa prison de jean taille XS. Non, stop. Ne cédons pas à la panique. Tout le monde craint d’offenser son coiffeur par une attitude déplacée qui lui servirait de prétexte à un saccage en règle de notre moumoute adorée. C’est d’ailleurs pour cette raison précise qu’on s’épuise à lui livrer les détails insignifiants de notre vie privée. C’est aussi pour cela qu’on reste coincés dans une immobilité quasi-totale – tout juste si l’on ose rouler les yeux jusqu’à de la vieille d’à côté, qui croule sous des bigoudis dégoulinants de colorant. La posture est tout à fait extrême : spatialement situés sous le coiffeur, symboliquement captifs du réseau de miroirs qui nous isole dans un système de surveillance panoptique, mais aussi d’une opération faite de lames, de rasoirs et de découpes qui nous tétanise, nous sommes absolument soumis au totalitarisme du coiffeur. Même le plus riche homme d’affaire ou la plus affriolante des stars américaines doit aliéner sa liberté pour passer entre les mains de son petit tyran. Quel beau paradoxe : il faut taire sa personnalité au moment même ou l’on cherche à la magnifier. Le fait même que seul le coiffeur sache (du moins, on l’espère) ce qu’il va faire de notre chevelure durant ce laps où nous sommes transformés en une sorte de statue inanimée est anti-démocratique. Plus de citoyens dans le salon, seulement des animaux en proie au bon vouloir de leur maître. N’est-ce pas là un trop grand pouvoir abandonné aux mains d’une secte si minuscule ?
Mon ami a saisi le gros blaireau pour nettoyer mes épaules et mon visage. Comment ? Serait-ce déjà la fin? Il allume un imposant séchoir à cheveux et entreprend de donner de l’allure aux ruines flambant neuves de mon ancienne coupe. Trop court. Je l’avais pourtant prévenu. Il aura suffit d’une raie pour me faire une tête de cul. Il me demande si je souhaite du gel sans pouvoir réprimer un rictus machiavélique. Je me mets à transpirer. Si je refuse, il pourrait s’offusquer et me punir lors d’une ultime retouche en guillotinant ma pauvre oreille ; mais si j’ai la faiblesse d’accepter, il sculptera à coup sûr une immonde construction dont j’aurai bien du mal à me débarrasser. Je repousse son offre et tente d’esquisser un sourire. Une ombre passe derrière son regard bovin : qui suis-je pour lui retirer le plaisir de perfectionner son ouvrage ? Il attrape une petite glace d’un geste vif et la place derrière ma nuque. Le moment est toujours relativement comique. Le coiffeur nous interroge silencieusement, dans notre dos. Il attend que l’on acquiesce ce qui n’est que le reflet d’un reflet, une image démultipliée et balancée de tous côtés comme dans un manège déchainé provoquant une irrésistible envie de vomir. Le salaud. Il croit remplir un devoir de transparence en nous dévoilant la face cachée de notre tête, il ne fait qu’amplifier le désastre. Moi qui avais peur de rencontrer des gens, j’aurais désormais aussi peur qu’ils me dépassent. Par devant, par derrière, il m’a troué, ce salaud, et il en est fier. Je hoche la tête négligemment.
C’est le moment de disparaitre. On se lève en essayant d’ignorer l’appel des glaces, pour éviter de se faire du mal et de trop grimacer une fois arrivé devant la caisse. On se laisse encore le bénéfice du doute. J’entends une voix au loin qui me propose une carte de fidélité. De fidélité. Comme si subir la hache de son bourreau n’était pas suffisant, on demande allégeance au supplicié. Je refuse en tendant mécaniquement ma carte de crédit. Dix-sept euros et cinquante centimes. Je compose le code et pars sans attendre le ticket. Je n’ai plus qu’une chose en tête : prendre une bonne douche, pour voir si la catastrophe est réversible dans quelque mesure.

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