lundi 31 octobre 2011

Mon quart d’heure délicieux dans la file d’entente

Croyez-le ou non, il est possible d’être au cinéma sans même rentrer dans la salle obscure : il suffit de tendre l’oreille dans la file d’attente et de s’ouvrir au miracle de l’Autre. Sans le savoir, des inconnus nous offrent des tranches de vie formidables et nous permettent de repenser les fondamentaux de la vie en société.
Tendez l'oreille dans la file d'attente : un miracle pourrait vous frapper
Tendez l'oreille dans la file d'attente : un miracle pourrait vous frapper.
Ecouter les inconnus dans les lieux publics
Coup d’arrêt. Je me suis dépêché pour ne pas arriver en retard au cinéma, mais me voilà maintenant dans la file d’attente, et je n’avance plus. L’espace de quelques minutes, le tourbillon de l’époque est interrompu. Je ne peux plus me cacher derrière un minable « pas le temps » : le temps, il est là, devant moi, il s’étale, matérialisé par les corps de tous ces inconnus que j’aimerais dépasser pour acheter mon ticket au plus vite. Je ne peux prendre l’excuse classique de la multitude : ils ont beau être plusieurs dizaines, je ne puis ignorer le rapport particulier qui me lie sans que je le veuille à mes voisins de devant et de derrière. Je n’ai plus le choix : je suis dans l’un des rares espaces réellement publics encore épargnés par le cloisonnement individualiste, je dois affronter l’Altérité.
En temps normal, je suis bien plus à l’aise avec ce que l’on appelle les « espaces publics ». L’accélération du tempo de la vie me dispense de prêter une quelconque attention aux gens avec qui je les partage : ils sont trop nombreux pour que j’accorde à chacun l’égard qu’il mérite, alors je préfère les ignorer tous. Je prends mon mal en patience, un peu gêné par ces inconnus qui piétinent devant moi – notre commune condition d’humains nous commanderait de nous parler. Quand un gamin me grille la priorité en passant sous les rubans, quand une vieille mégère tente discrètement de se faufiler devant moi où quand un groupe de 25 abrutis me passe devant sous prétexte de rejoindre leur « pote » au guichet, ma colère s’arrête aux portes de mes lèvres, et je suis incapable de piper mot. J’ai l’impression que ce serait aussi utile que de crier à travers un hublot d’avion.
Le miracle
Mais soudain, l’Altérité me dynamite les tympans. Deux voix féminines viennent caresser ma nuque. Je comprends très vite qu’il s’agit de deux amies. Elles discutent ; je suis bêtement fasciné. Je ne tourne pas la tête. Je suis scié sur place par le miracle de l’altérité, terrorisé à l’idée de pouvoir y mettre fin par le moindre geste. Non, je ne suis pas complètement taré. Réfléchissez deux minutes : avez-vous souvent l’occasion d’écouter la conversation de deux parfait(e)s inconnu(e)s autrement que par bribes infimes récoltées au détour d’un passage piéton ou d’une caisse de magasin ?
Le film commence dans un quart d’heure, et la queue n’avance pas. Qu’importe. Je savoure intensément chaque seconde d’attente qui s’égrène devant mes yeux ravis. Je reste stoïque, tentant de jouer du mieux possible le rôle du sourd. Surtout, ne pas faire le moindre mouvement de tête en direction de la source bénite de leurs paroles.
Au cinéma… hors de la salle
Elles ne disent rien de formidable, non. Mais pendant ces quelques minutes que va durer ma cohabitation silencieuse avec leur conversation, j’aurais vécu une tranche de vie d’inconnues absolues. Sans a priori, sans l’injonction habituelle de la contenance et du répondant que réclament les conversations entre amis. Tiens, l’une vient de dire c’était le premier film de l’acteur principal. Bien sûr que non, mais vais-je la corriger ? L’autre demande à sa copine si elle connaît le nom du réalisateur ; elle sèche ; moi, je sais ; vais-je en profiter pour me tourner vers elle et embrayer par quelque chose du style « je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter votre conversation… » ? Non, je suis absolument passif, déjà dans mon rôle de spectateur comblé avant même de pénétrer dans la salle de cinéma. Je contemple ce qui est autre sans même avoir à quitter la réalité.
A leur voix, j’essaie d’imaginer leur visage, leur corpulence, leur personnalité, j’essaie de les ranger dans une case, de les rattacher à quelqu’un je connais. Bref, je dévore un livre à voix haute. J’imagine. Je retrouve une curiosité pour autrui que la vie en société a bien malheureusement estompé. Je prends soudain conscience de la formidable magie du hasard qui a guidé les trajectoires de vie de ces deux inconnues vers le même endroit que moi. Nous aurions très bien pu ne jamais nous croiser, et nous n’en apprécions pas d’autant plus la valeur de notre non-rencontre… Nous qui cohabitons dans ce même monde, ce même pays, cette même ville, ces mêmes lieux, sans même nous connaître, sans en avoir la curiosité. Cette queue de cinéma est comme une fête des voisins que l’on organiserait après des années d’indifférence mutuelle : on ne rattrapera pas les années, alors on se contente d’attraper la balle de l’altérité au vol du temps.
L’homme préhistorique ne s’étonnait-il pas quand il croisait un semblable inconnu sur une terre qu’il pensait être le seul à habiter ? N’était-il pas curieux de connaître cet être à l’apparence similaire, qui partageait certainement les mêmes pensées, mais qui était autre ? Nous avons perdu cette candeur. Nous nous avérons incapables de soupeser le poids de la vie humaine. Nous avons oublié le sens du pacte social – conclu des siècles en arrière et depuis lors tacitement reconduit – qui nous fait vivre en communauté. L’admiration des merveilles de la vie et autres, nous l’avons cantonnée au cinéma – à la fiction, tout du moins –, alors qu’elle nous entoure. L’espace de quelques instants, dans cette queue, je l’ai retrouvée.
J’approche du guichet. Dans quelques secondes, je m’écarterai et j’aurai tout le loisir de contempler les visages des deux inconnues avec qui j’ai passé vingt minutes et que je ne reverrai certainement jamais. J’hésite. Dois-je tourner mon regard vers le soleil qui m’a fait comprendre que j’étais dans une caverne ? J’ai peur d’être déçu. Que cela ne corresponde pas. Comme dans l’adaptation d’un roman chéri au cinéma.

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