Comment la nouvelle génération peut-elle se retrouver dans une musique si répétitive et si peu rebelle, au contraire de ses aînés ? La réponse est simple : l'électro est le communisme du XXIème siècle.
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Pourquoi la musique électro entraîne-t-elle la jeunesse du XXIème siècle ? |
La musique électro
Le XXème siècle est né dans le vacarme des bombes. Le XXIème est train de mourir à petit feu dans le silence assourdissant des « booms booms » de la « musique » électronique.
A-t-on l’imprudence de passer devant une télévision,
d’allumer une radio, d’entrer dans un bar ou de ne pas se faire refouler d’une
boîte du nuit, et là voilà qui surgit, implacable et imperturbable, la musique
électronique commerciale – également surnommée par la foule de ses intimes « techno »,
« house », « électro » ou « clubbing »[1]. Déjà populaire depuis un
certain temps, elle s’est désormais donné pour mission d’aspirer toutes ses
consœurs : autrefois dotés d’une identité forte et d’une singularité revendiquée,
rap, R’n’B et pop music en sont aujourd’hui réduits à se doter de basses
répétitives et de rythmiques « dansantes » pour continuer à vendre [erratum : à être téléchargés]. Même
le rock aurait tendance à se laisser tenter par une dérive
« électro », comme l’illustre le parcours récent de certains groupes
de légende…
Et pourtant, ils dansent…
Face à ce raz-de-marée, les digues récitent leur dernière
prière : les « vrais » musiciens crient au scandale, les maisons
de disque s’excusent hypocritement d’être contraintes de suivre la marche, et les
parents se plaignent de ces basses monotones qui se faufilent le long des murs
de la maison et du quartier pour violer les oreilles sur lesquelles ils
aimeraient dormir. Et pourtant, les jeunes, eux, dansent.
Au crédit de cette « génération »[2] tant décriée, la musique électronique est le seul courant artistique qu’elle ait jamais enfanté et, pour être franc, peu ou prou le dernier apparu dans notre société depuis une bonne vingtaine
d’années[3] : peut-on lui en
vouloir de le mettre en valeur ? Non. Mais enfin, comment ces jeunes de tous
âges peuvent-ils accepter le dévoiement d’un mouvement musical autrefois si
créatif en une gigantesque soupe populaire vidée de sa substance ?
Pourquoi sont-ils incapables de faire autre chose que de tourner en rond en
remixant des remixes de remixes généralement déjà inspirés de morceaux préexistants ?
Au fond, comment se fait-il que la techno les entraîne ?
Les non-initiés doivent tout d’abord comprendre que, dans la
techno, tout se joue sur le refrain. Le reste n’est qu’un prélude, une mise en
bouche, une distanciation volontairement languissante du tant attendu morceau
central censé faire danser jusqu’à nos neurones. C’est à ce moment crucial qu’apparaissent
les fameuses basses répétitives : ne faisant généralement que souligner le
thème musical préexistant, elles sonnent le glas de la réalité et le cri de
ralliement des corps en transe au royaume rassurant – car sans imprévus – du stroboscope.
A la recherche du pouls
perdu
Ce tournant est tout à la fois le coup d’envoi de l’ivresse
hédoniste et le signal de détresse d’une masse d’individualités atomisées qui cherchent
à instaurer entre eux une éphémère communion grâce au lien invisible des
« booms booms ». Au fond, la mélodie monochrome de basses qui
sous-tend chaque morceau de techno n’est qu’une manière de s’assurer que le
pouls de la foule bat encore. Le volume exagéré de la musique et la
superposition de rythmiques en échos veut seulement nous faire croire à la
multitude, comme si un orchestre entier nous entourait, nous renvoyant par
là-même à l’image de ces millions de clubbers
qui dansent en même temps aux quatre coins du monde. La référence permanente à
soi-même et à l’écoute que l’on trouve dans les paroles de ces morceaux – on ne
peut généralement pas faire l’économie d’un « on the dancefloor » et d’un « clap your hands » toutes les deux phrases – et l’orgasme
collectif provoqué par un DJ qui prononce en « mixant » le nom du
lieu dans lequel il y se trouve – « big
up for Nevers ! » – illustrent
à l’envi ce besoin permanent de la foule d’être rassurée par sa propre présence.
Par une grande illusion collectiviste digne des plus belles
années soviétiques, la techno se veut donc un vaccin contre l’abandon. Plus
généralement, en scellant un pacte avec la foule, le bruit est devenu le remède contemporain contre la
solitude – rave parties, technoparades, apéros géants, clameur planétaire incessante
des réseaux sociaux et invasion du quotidien par le mp3 en sont quelques
illustrations.
Alors on danse…
Toutefois, pour que l’immatérialité d’un son fédère les
corps, il manque une passerelle entre les deux, et elle est vite trouvée :
la danse. Et au cas où le message serait mal passé, quelques paroles
étrangement métalliques viennent régulièrement
réitérer l’injonction à la danse unanime au cours du refrain :
« Elle me dit : "Danse !
Pourquoi tu gâches ta vie ? […] Faudrait que tu te réveilles" »
Mika – Elle me
dit
« Alors on sort pour oublier tous les
problèmes. […] Alors on danse… » Stromae – Alors
on danse
La danse de club n’est que la concrétisation physique de cet
idéal collectiviste de communion égalitaire et indifférenciée : une danse
sans codes, désordonnée et désarticulée, qui ouvre la voie à un oubli de soi et
de la société. Dans la fureur des mouvements désordonnés, on ne distingue plus
qui sait danser ou non, qui est noir ou blanc, qui est friqué ou pouilleux, qui
lit Baudelaire ou regarde W9, qui dirige le monde ou en fait les frais. Les
adorateurs païens de la musique électronique que sont les clubbers sont à la
recherche d’un paradis perdu où l’instinct et la spontanéité régnaient en
maîtres.
Collectivisation des
biens de divertissement
Cet irrésistible appel collectiviste à l’égalité de tous se
retrouve dans les « booms booms » qui rythment ces grandes
manifestations populaires du dancefloor : de loin, une fois les aigües
éliminées, la techno se résume à ce bruit de fond uniforme, cette constante
niveleuse, cette valeur sûre à laquelle se raccrocher à tout moment. Le
« boom boom » est la devise d’un régime musical en autoplagiat
permanent où les DJ sont des rois constamment renversés par le remixage d’œuvres
– où, devrais-je dire, de refrains – hors de portée du droit de propriété. Dans
le royaume du dancefloor, la musique est un bien commun et le pouvoir de courte
durée, car le serf peut aisément piquer la couronne du souverain.
Il est donc permis d’espérer qu’à l’instar de tous les
autres grands projets collectivistes péremptoires, la dictature du peuple du
dancefloor n’aura été qu’une malheureuse parenthèse de l’Histoire.
[1]
Désarmé face à une telle débauche sémantique, je me contenterai dorénavant
d’utiliser le terme « techno » pour différencier cette grande soupe
d’autres courants musicaux électroniques moins commerciaux qui méritent tout
notre respect.
[2]
Le mot génération est peut-être un peu faible pour décrire cet amas à géométrie
variable des « jeunes » qui, disons-le franchement, s’étend de la
petite dizaine d’années à l’aube timide de la quarantaine.
[3]
A ce sujet, lire cette interview de Daniel Ichbiah : « Internet
a créé une société du recyclage et de la nostalgie »
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