lundi 3 octobre 2011

Loin des yeux, loin du coeur ?

L’auteur a écrit sous la contrainte d’un pistolet mitrailleur, d’une batte de baseball en acier trempé et du tic-tac hypnotisant d’une bombe à retardement réglée sur douze minutes et quarante-trois secondes. Les vapeurs d’eau de rose qui  réchappe de la mélasse étalée ci-après lui dévorent encore les yeux à l’heure qu’il est. Ne comptez pas sur lui pour assumer la faute.
La distance en amour
Et voilà. L’être adoré s’éloigne, emportant avec lui le goût sucré du quotidien partagé et ses plus intimes perspectives. La Distance s’est alliée au Destin pour nous l’enlever sans que nous n’ayons pu rien tenter. Nous voici seuls, perdus dans ce jour anonyme pour le monde et si cruel pour nous. Seuls, qui regardons la voiture disparaître au coin de la rue avec ce petit crissement habituel des pneus sur l’asphalte encore humide de rosée.
Seuls. Un soupir s’échappe qui interroge le silence de la chambre : comment supporterons-nous la séparation ? Il retombe doucement sur les lattes un peu ternes du parquet, feuille morte annonçant les frissons de l’hiver. D’où venait-il ? Nous n’en savons rien. Plus rien n’importe aux fantômes solitaires que l’ennui du présent et le décompte mortel des jours. Encore un an. Un an à hanter les souvenirs et à surveiller le courrier, à guetter des signes de vie, des nouvelles, des indices d’une existence scintillant à la surface du globe comme une étoile au fond d’une galaxie, inaccessible et pourtant bien réelle.
Lentement, nous nous dirigeons vers notre fauteuil, l’air pensif. La distance n’est-elle que cet espace imposé entre deux-êtres ? L’amant qui sait l’objet de ses désirs tout proche de lui ne voit pas les quelques ruelles qui les séparent, mais il tremble en pensant au rendez-vous du lendemain ; le pauvre ne sait pas encore que le père de sa belle, hostile à ses aimables intentions, l’a enfermée à double tour à des centaines de lieux hors du pays. Lorsqu’il apprend la nouvelle, il fulmine, il panique, il s’attriste enfin. La distance a déplacé son rêve dans une impénétrable enceinte : l’amant aura beau faire, son esprit échauffé  butera sans cesse contre ces murailles qu’elle a bâti entre lui et sa bienaimée. 
Notre regard se pose sur la commode juste en face, où sourit une photographie. Si le galant souffre la distance uniquement lorsqu’elle implique une durée signifiant l’absence de tout contact physique, c’est que, finalement, il a peur de cette durée, et non de la distance elle-même. Cette distance, tellement honnie par les couples de la planète, ne serait donc pas un espace proprement physique, mais plutôt l’acte de naissance d’un manque enflant avec les précipices du calendrier. L’absence de l’être aimé entremêlerait l’Espace et le Temps, dessinant aux yeux des amoureux des horizons insaisissables et angoissants. Aussi leur torture, cette distance épaisse de dimensions inconnues, ils ne l’estimeraient pas en unités de longueur, mais plutôt en profondeur de manque.
Cela ne nous suffit pas. Le manque est là, à l’intérieur, vertigineux et dévorant. Il nous faut trouver la source de vie de ce démon ricanant pour tenter de l’apprivoiser. Après tout, le téléphone, l’Internet et les lettres abolissent l’espace : nos amoureux peuvent s’atteindre. Ils peuvent même se voir à travers les écrans. Malheureusement, ceux-là promettent plus que ce qu’ils sont réellement. On a beau salir leurs vitres de nos baisers, on ne les traversera jamais : ce ne sont que des prisons crasses décorées de l’image du paradis.  Une fois le combiné raccroché, la connexion avortée, le souffle glacial de la solitude continuera de balayer les cruelles étendues de la réalité. Nous nous levons pour saisir le cadre où sourit toujours ce visage, en caressons la courbe délicate.  Au moins, si ce ne sont que des mots et des images, elles permettent de ne pas s’oublier, n’est-ce pas ? Un frémissement nous parcourt l’échine. L’amant… Il jure comme le chevalier Guigemar à sa Dame[1] :
« Que je n’éprouve plus jamais joie ni paix
Si jamais je me tourne vers une autre femme !
N’ayez aucune crainte à ce propos ! »
Qui, toute émue, lui ordonne :
« – Ami, donnez moi un gage !
Remettez-moi votre tunique. »
Les galants du monde connaissent bien ce genre de présent, octroyés d’un mot doux ou dérobés subrepticement, qu’ils chérissent dans le calme de leur exil – ils s’enivrent du parfum d’un foulard, serrent entre leurs doigts amaigris l’étoffe d’un souvenir… Leur imagination travaille, tout devient suggestion, prétexte à comparaison, la nature leur semble une collection infinie de couples parfaits, de sublimes symétries, et eux, peu à peu, réalisent en rougissant leur imperfection. Ils se mettent à chanter leur moitié volée par la fatalité, trouvent dans la contradiction des fondements à leur amour, qui existe envers et contre tout, ordre naturel ou ordre social. Ce sont les premiers temps de l’imagination, pendant lesquels elle console en emplissant le quotidien de signes inespérés ; mais voilà, son emphase finit toujours par déborder sur les ombres du monde. On entend, ici ou là, de terribles histoires de séparation ; on observe comment, après un pathétique soubresaut de température, l’eau se met à bouillir ; on apprend que les continents eux-mêmes s’affaissent sous les coups des marées et du temps ; et l’on finit par admettre qu’un simple  grain de sel peut dérégler le goût. C’est l’avènement du doute. La distance-durée se peuple de vils prétendants, tous parfaits, qui courtisent dans une danse incessante notre promise, dont la mémoire parait subitement raccourcie.
      Je repose le cadre d’un geste vif et me retourne vers la fenêtre. Va-t-elle me tromper ? La distance amène ses durées, mobilise la mémoire et entraîne l’imagination ; à son tour, celle-ci fomente le doute, et ce doute nous libère peu à peu de nos gages… Dans le « si elle me trompe », on assassine bientôt le « si », sur la base d’indices tous plus absurdes les uns que les autres à les considérer froidement, et ce meurtre nous ménage de nouveaux espaces de liberté : elle me trompe – pourquoi pas moi ? Ce conditionnel, qui résume à lui seul toutes les angoisses et toutes les espérances, est au cœur de la problématique de la distance. Il ébranle brutalement les bases du sentiment amoureux : si j’aime véritablement, ai-je le droit de douter ? Ai-je le droit d’être jaloux ? Répondre par l’affirmative, c’est regrouper les germes du désamour et de l’amour dans une seule et même enveloppe ; c’est admettre qu’il ne puisse pas durer parce qu’il s’alimente en partie de contradictions et d’incertitude. Répondre par la négative, c’est jeter l’anathème sur la jalousie et ses séductions ; on sent bien que cette proposition entre en conflit intime avec notre nature. 
         Ces réflexions m’exaspèrent. Elles semblent ne pouvoir conduire qu’à la béatitude mièvre ou au cynisme triomphant, aux actes insensés (Dante a bien traversé les cercles de l’Enfer pour rejoindre Béatrice, pourquoi ne partirais-je pas immédiatement à la poursuite de celle que j’aime ?) ou à la passivité totale. Evidemment, elles me viennent de cette distance qui, d’heure en heure, s’agrandit entre moi et le tendre objet de mon désir. Je lui donne mon amante et elle, en échange, m’offre des supplices. La seule certitude qu’il me semble pouvoir capturer, dans ce bouillon de préjugés, de soupçons, d’interrogations, de contraintes, d’espoirs et d’envies, est qu’on ne peut se passer indéfiniment de « l’adorable personne charnelle »[2]. On a besoin de sa présence, de sa profondeur, de sa chaleur ; il nous faut la voir dans son environnement, afin de museler une imagination trop prompte à le meubler de ses aboiements péremptoires. Peut-être. Peut-être.
         Et pourquoi ne pas suivre l’exemple de ce bon Tanié qui, par amour pour Mme Reymer, accepte de s’en aller aux îles pour une dizaine d’années afin de se faire une situation et qui, au moment de son départ, la délivre de ses engagements en ces termes : « Vous êtes environnée de gens qui cherchent à vous plaire. Je vous rends vos promesses ; je vous rends vos serments. Voyez celui d’entre ces prétendants qui vous est le plus agréable ; acceptez-le, c’est moi qui vous en conjure… »[3]. Libérer le corps de sa promise pour éliminer les angoisses liées à ses pulsions primitives, quelle manière efficace de purger l’amour des jalousies naturelles ! Lui intimer de ne pas censurer son corps pour qu’elle me conserve son esprit, voilà peut-être une façon de supporter la distance. Ce pourrait même être un moyen de désamorcer des curiosités malheureuses, en leur ôtant le goût de l’interdit. Oui… Libérer son corps à d’autres selon son envie… pour qu’elle ne puisse plus me tromper. Cependant, on a déjà vu des compagnons occasionnels s’enamourer sur l’oreiller, et… Qu’est-ce que ? On frappe en bas. Sûrement la bonne.

***

J’ai perdu le fil de mes pensées, et je réalise que, sans cette distance, je ne les aurais certainement jamais effleurées. Comme tous ces couples qui ne se quittent jamais, j’aurais subi au jour le jour un sentiment sans en savourer toute les nuances ; et, un soir, il se serait envolé, nous laissant, moi et mes larmes, chercher dans la misère de trop maigres explications. Je crois qu’il faut se moquer de tous ceux-là qui vacillent à l’idée d’une séparation éphémère ; ils se pensent très amoureux alors qu’ils n’assument en rien le poids de leurs sentiments. Oui, ces pauvrets-là, ce n’est pas la distance qui les effraie, c’est l’Amour, tout simplement.


[1] Ces quelques vers sont extrait d’un lais de Marie de France intitulé Guigemar (XIIe siècle).
[2] Ces mots sont de Baudelaire, dans une lettre à Marie X.
[3] On trouve ce passage à l’intérieur de ‘Ceci n’est pas un conte’, dans les Contes et entretiens de Diderot. L’auteur tient à préciser que son narrateur omet naturellement le contexte dans lequel Tanié prononce ces mots, et les desseins de Diderot.

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