dimanche 27 novembre 2011

L'anti-journal

L'idée présentée dans ce texte fera certainement frémir les journalistes et le petit nuage médiatique. Pourtant, l'anti-journal est peut-être le seul moyen de reconquérir un lecteur lassé de la presse traditionnelle.
Il faudrait un anti-journal, qu’on déposerait là comme un piège pour  dynamiter les monotonies du lecteur
Il faudrait un anti-journal, qu’on déposerait là comme un piège pour dynamiter les monotonies du lecteur.
Ce sont
Le journal
chaque jour les mêmes colonnes, les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lignes et les mêmes surprises que l’on trouve dans nos journaux. Chaque jour, des pages aux poubelles, le quotidien se lit et se délivre mollement. On crie des affaires, on décrit des crises et on angoisse à petit feu un lecteur qui devient, à force de répétitions, un peu plus qu’un simple lecteur, un peu plus que ce front plissé sous l’effet d’une concentration sévère : il devient un habitué.
Bientôt il ouvre le journal comme il déroule son rouleau de papier toilette, paquet de feuilles par paquet de feuilles, sans considération pour leur identité ; feuilles qui ne font que glisser sur des lieux ingrats qu’il voudrait oublier. D’un côté l’obligation biologique, de l’autre, l’obligation citoyenne. Et puis il se débarrasse de tout et il se sent soulagé.
Comment rompre cet ennui et régénérer l’envie de lire la presse ? Problématique d’actualité à l’heure où la précarité frappe les journalistes et leurs ersatz ; dans cette époque où même les grands journaux chorégraphient sans grâce dans les eaux poisseuses des dettes et autres déficits.
Il faudrait une petite révolution, une rébellion qu’on balancerait en plein cœur des journaux comme la grenade dans le ventre boursouflé du petit-bourgeois. Un anti-journal, qu’on déposerait là comme un piège pour  dynamiter les monotonies du lecteur. Quand le journal chercherait à établir quelques réalités, l’anti-journal s’attacherait à les étouffer dans l’absurde ; quand l’un relaterait, l’autre frelaterait. Véritable nuit surgie à l’horizon d’une lumière, il serait une tumeur, une gangrène tellement agressive que le lecteur serait forcé de développer des anticorps de bon sens et d’esprit critique pour sauvegarder sa santé mentale. Afin d’échapper aux brûlures d’un style trop flamboyant et aux vomissures de vitriol bavées à chaque retour à la ligne, il lirait mieux, il n’aurait de cesse que ne soit vérifiée l’information et justifiée l’opinion.
Voilà ce que serait l’anti-journal. Une forme monstrueuse et lourde hurlant au cœur d’une harmonie l’obligation dégoutante de penser sa nature. Une déflagration. Un trou noir dévorant ses pourtours, à la fois bouche séduisante et anus nécessaire que traverserait l’information pour être digérée et, finalement, parachevée.  
Mais concrètement, quelles formes pourrions nous lui donner ? On connait l’efficacité de ces galopins qui, sous le coup d’un pari, promènent leurs fesses en zigzaguant sur le terrain de foot devant l’œil ébahi des caméras, au grand dam du spectateur et de sa bière : ils rappellent qu’un match n’est que la partie visible d’une nébuleuse complexe d’infrastructures, de décisions et d’enjeux (économiques, temporels, esthétiques…). Aussi faudrait-il développer l’aspect ludique et divertissant de ce petit enfer, par exemple à l’aide une typographie venue de dimensions détestées, à laquelle un esprit libéré adjoindrait parfois, au dernier moment même, une iconographie redoutable. Ainsi le mauvais élève, le bonnet d’âne, le violeur, le fou, le punk, la marge toute extrême de la société se retrouverait greffée sur son nombril ; mieux : elle serait soigneusement cultivée comme un herpès sur le testicule du mari volage, pour le gratter, le démanger, attirer son attention délicate et lui faire regretter l’instant précieux où il était encore absolument sain.
Ce pourrait être un style absolument mauvais – comme le nôtre – qui viendrait augmenter le prestige d’un édito ciselé par une intelligence éclatante ; ou bien l’extrémisme d’une opinion venant contrebalancer la soit disant objectivité d’une analyse trop bien-pensante. L’anti-journal : un nihilisme couronné, une dés-existence jamais épuisée ?
On entend déjà les glapissements quant au sérieux de la chose, et on les conchie généreusement, à l’exception d’un seul : celui qui dénonce le retour de la monotonie dans la structure générale du journal une fois que son frère maléfique s’y sera confortablement installé. Il faudrait en effet s’assurer que celui-ci bondisse toujours en dehors de tout schème prédéterminé pour lui préserver ses charmes de guet-apens. Mais comment l’empêcher de devenir une institution? En le mettant de travers, en couverture, en une, sur cinq pages, sur une ligne, en filigrane… Les mathématiques pourraient développer des algorithmes de hasard pour projeter un coup de botte oulipien au bon endroit, c’est-à-dire n’importe où[1]. Il faudrait aussi du n’importe quand, et donc sauter des dates de parution aléatoirement, pour sauter le lecteur et berner son attente.  L’anti-journal pourrait devenir une de ces images atroces qui nous font pointer du doigt l’ignominie sans qu’on parvienne à se décharger de la fascination qu’elles exercent sur notre petit cœur. Du n’importe quoi, donc. Imaginez un peu la surprise du lecteur du Monde, découvrant en page quatre l’élasticité molle d’un sexe agrandi deux fois ! Et ce merveilleux choc lorsqu’il apprendrait qu’il appartient au rédacteur en chef…
On pourra opposer ce qu’on veut au scandale qui précède : « stupide », « absurde », « débile », « dangereux », « extrémiste ». On ne ferait que répéter sans trop comprendre ce qu’avait déjà souligné Camus : que le nihilisme a de grandes affinités avec la révolte ; en oubliant au passage que l’anti-journal répond d’un objectif tout à fait louable : la mise à distance critique du lecteur vis-à-vis de son objet. On ne ferait qu’appuyer cette idée étrange selon laquelle, finalement, la survie du journal dépendrait de son suicide volontaire.
Se tuer, s’émanciper de son corps, retrouver son âme, ressusciter, voici peut-être la solution pour que chaque jour l’on accueille le journal comme un nouveau né, et non comme le corps réchauffé à la va-vite du même cadavre.


[1] D'aucuns pourraient penser à ces mots de Kundera dans L'Insoutenable légèreté de l'être: "Seul le hasard peut nous apparaître comme un message. Ce qui arrive par nécessité, ce qui est attendu et se répète quotidiennement n'est qu'une chose muette. Seul le hasard est parlant".

2 commentaires:

  1. Tu vas réinventer hara-kiri

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  2. Une mauvaise manipulation a fait disparaitre un commentaire (anonyme) qui disait très exactement "tu vas réinventer hara-kiri". "Hara-Kiri, journal bête et méchant", avec toute ses qualités, est pourtant très différent de ce que nous avons essayé d'inaugurer ici, car il n'est en rien le résultat d'un programme qui s'appliquerait à l'ensemble de la presse, contrairement à l'anti-journal. La devise elle-même est une preuve d'une certaine constance dans le cynisme, la grivoiserie etc. (que nous regrettons, c'est certain), constance que l'anti-journal essaye de fuir continuellement; ce qui en fait presque une utopie (au sens tout étymologique)

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