dimanche 13 novembre 2011

Ferme ta gueule (de bois) !

Un verre de trop, et plus personne ne vous écoute. Tout ce que vous pourrez dire, aussi pertinent cela soit-il, tombera sous le couperet de l'ivresse. Au mieux, on se moquera de vous. Au pire, on vous laissera décuver dans un coin. Et pourtant, il n'y a rien d'évident à décrédibiliser ainsi la parole de l'ivrogne.
Êtes-vous sûr(e) qu'il n'a vraiment plus rien à dire ?
Êtes-vous sûr(e) qu'il n'a vraiment plus rien à dire ?
La parole de l'ivrogne
Avec grand bruit, il s’affale sur la table comme un pantin désarticulé délaissé par son marionnettiste parti boire un coup. Le mariage de son front moite et du bois collant et humide de la table lui fait ouvrir les yeux, et il se met à débiter une litanie décousue à laquelle personne ne prête attention, si ce n’est pour la tourner en dérision ou en sarcasme.
Au fil des verres, de la griserie montante et irrésistible, l’esprit de l’ivrogne s’est progressivement détendu. Il a ouvert le cachot des impressions refoulées, des jugements interdits, des sentences inconvenantes et du politiquement incorrect. Au fil de ses descentes en enfer, le regard de ses amis s’est progressivement modifié. A chaque nouvelle goulée, une petite part de leur respect s’est évaporée, comme la tâche de whisky qu’il avait dessinée sur la table en renversant son quatrième verre. Sans même s’en rendre compte, ses amis, plus sobres que lui, ont perdu toute considération humaine pour ce qui fai(sai)t sa personnalité, pour ce qui fondait leur amitié pour lui. Dans leur esprit, ils n’ont plus leur ami devant eux : le Grand Surmoi de l’Ivresse s’est emparé de sa carcasse pour lui dicter son comportement, sans tenir compte des spécificités qui caractérisaient jadis sa personne – timidité, réserve, pessimisme… Le grand totalitarisme de l’alcool lui a interdit, le temps d’une soirée, toute prétention à l’Humanité.
L’ébriété serait donc un seuil symbolique, voire métaphysique, à partir duquel un observateur extérieur et sobre pourrait revendiquer une supériorité en lucidité sur l’ivre, et s’arroger le droit au mépris et à l’indifférence sur tous les grumeaux de son vomi discursif sans valeur. Le sobre se retrouverait donc dans la position du dominant, détenteur monopolistique de vérité et de lucidité, contempteur de l’ivrogne à l’humanité depuis longtemps ravalée. Seul son discours aurait donc droit à légitimation, alors que celui de l’ivrogne serait systématiquement rejeté dans l’antichambre de la véracité. D’ailleurs, bien souvent, l’ivrogne assume lui-même la délégitimisation de son discours, afin d’en atténuer a posteriori la portée, aux conséquences parfois fâcheuses :
« J’étais ivre, je ne pensais pas ce que je disais. »
Pourtant, si l’on revient une fois de plus à Michel Foucault, cette vérité autoproclamée exclusive ne serait en fait que l’une des multiples vitrines du Vrai[1]. Le monopole que s’arroge le discours du privilégié – le sobre – n’est en fait légitimé qu’artificiellement par la décrédibilisation systématique de l’autre discours, tenu par l’ivrogne. De par sa qualité d’expérience-limite[2], l’ivresse serait donc, au même titre que la folie, la perversion ou l’incarcération[3], un moyen tout aussi légitime que la « normalité » pour prétendre à un discours vrai.
Totalitarisme de la sobriété
En effet, l’ivresse, plutôt que d’obscurcir notre pensée, ne participe-t-elle pas au contraire de la découverte de vérités enfouies, du dévoilement d’aspects inaccessibles de notre personnalité trop lisse ? La litanie de l’ivrogne n’en dit-elle pas plus sur lui et sur sa perception des autres que le discours policé et sclérosé de la sobriété ? Ne devrait-on pas mettre fin à l’évanescence des vérités atteinte avec le concours de l’ébriété, leur donner une existence post-gueule-de-bois ? Enfin, n’y a-t-il pas danger totalitaire à entériner sans discussion la supériorité systématique du sobre, à lui donner automatiquement raison, quand bien même il pourrait en jouer ? En s’érigeant en pivot de légalité éthique, l’ivresse fausse la libre donne morale en récompensant toujours les mêmes, en ouvrant la porte au mépris injustifié et en la fermant aux vérités qui fâchent.
Relevons donc la tête de l’ivrogne de son illégitime et indigne dégueuli, et considérons-le comme un homme. Peut-être cela l’incitera-t-il enfin à cesser de boire.


[1] Foucault développe le concept-clé de « régimes de vérité », ou visions de la réalité imposées par certains groupes dominants et rendues si naturelles qu’on ne se pose même plus la question de leur fondement. Cette idée remet en cause l’existence d’une vérité unique, rationnelle, hors de portée des manipulations idéologiques, au profit d’une multiplicité de vérités dans le temps, l’espace et la société.
[2] Expérience à la marge de la société, remettant en cause et testant les limites des conceptions traditionnelles de la réalité.
[3] Voir respectivement Histoire de la folie à l’âge classique, Histoire de la sexualité et Surveiller et punir.

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